Cet été, j’ai pu marcher en tongs.

Cela est nouveau pour moi. Jusqu’à maintenant, je n’avais guère supporté de marcher en tongs. C’est chose faite maintenant, et je trouve que cela va, que cela me va comme un gant. On dira : je me suis adapté. Mais pas vraiment, dans la mesure où je n’ai guère essayé, je n’ai guère insisté, et cela n’est pas venu peu à peu. J’avais par les années passées, souvent essayé, mais très vite j’avais abandonné. Je n’aimais guère ces chaussures, elles ne m’allaient pas, j’étais embarrassé d’elles, je les sentais un peu trop, je devais recroqueviller mes orteils, intentionnellement et faire effort pour les tenir. Voilà que cela me va maintenant.
Si s’adapter suppose une période d’essais où peu à peu on se fait à une réalité nouvelle ; si s’adapter suppose quelque effort intentionnel, ce n’est pas de ça dont il s’agit. Il me faut plutôt dire autre chose : mon pied, mon corps, moi-même, avons changé et cela nous va. « Comme un gant », dit-on. J’ai changé, quelque chose de moi a changé, et « je me trouve » adapté. Plus qu’adapté, heureux de cette possibilité nouvelle. L’apprentissage est bien quelque chose de tel : on essaie sans doute, et il ne faut pas exclure cette dimension d’effort, mais cela ne suffit pas ; autre chose a lieu, en sorte que, à un moment donné, le corps, soi-même se trouvent munis d’une autre possibilité.
Ce temps n’est pas rien. J’ai conserve en tête « la possibilité tongs » ; elle m’a longtemps accompagné, sans savoir. Je ne comprenais pas, mais je gardai en moi, comme une possibilité tentante mais étrangère. C’est comme si elle avait longtemps flotté dans mon esprit. Je me trouvais étrange de ne pas supporter les tongs alors que tant d’autres semblaient s’en arranger et s’y plaire. Je rapportai du Brésil des havaiânas comme cadeau ; parfois certains me le demandaient. Parmi ces images qui m’auront accompagné, il y eut celle-ci : d’avoir vu un jeune couple brésilien escalader des sentiers montagneux tong au pied. Cela m’est resté en mémoire. J’avais quant à moi pris soin, pour ce même sentier, de prendre des chaussures lacées. Constater que ce même chemin pouvait être parcouru avec de simples tong, m’avaient surpris et même tenté : ils gardaient le pied léger, ils n’avaient pas besoin de changer de chaussures entre la plage, le macadam, les chemins de terre. J’avais eu un peu honte de mes précautions et de mes équipements. N’avais-je pas moi aussi le pied et la jambe assez forts ? Ainsi la possibilité tong était restée une belle possibilité. Flottante, dans mon esprit ; liée à des images séduisantes et des relations.
Cela au moins m’était resté en tête, et cela m’était resté en tête, en raison de l’usage que d’autres en faisaient, et en raison du désir que cet usage faisait naître en moi. Ils étaient jeunes, c’était un couple, leur corps plus en contact avec la terre, sans besoin de trop d’artificialité. S’ils étaient aller pieds nus, j’en aurais été encore plus admiratif et plein de désir. C’est comme si, derrière ce goût pour les tongs, il y avait un goût de la nature ; le contact, un contact plus proche et sensible. (Et ce que l’on entend par souci, amour, retour à la nature, passe certainement par cette sorte de négociation : ne suis-je pas trop équipé ? Décathlon : sous l’impulsion du marketing, on multiplie les médiations i.e. les chaussures adaptées à chaque sol, ou à chaque situation, et par suite on rend impossible la chaussure passe-partout. Eloignement de la nature, en raison du souci de l’objet parfaitement ajusté. Sophistication et le désir même est séduit par tous ces objets qui semblent contenir la diversité des terrains : en imagination oui)
Ainsi ai-je longtemps désiré, admiré et au fond envié de tels « tongeurs » (il ne faut pas avoir toujours peur de ce dernier terme d’envie ; du moment que l’on en sépare la haine de cet autre qui incarne cette possibilité et le souci de le détruire pour ne pas qu’il fasse naître de nouveaux désirs). J’avais donc aussi essayé, sans succès. Sans désir et sans joie. Et un jour donc, cela fut possible, cet été, maintenant.
On dira : si tu avais vraiment insisté, si tu avais plus régulièrement essayé, alors ce serait venu plus vite. Eh bien, je ne crois pas. On en tous les cas, cela ne se vérifie pas toujours. Les essais ennuient, si rien ne répond, si rien ne vient, et parfois il faut non seulement attendre, mais attendre sans essayer, et sans y penser même. Et puis cela revient : un jour cela devient possible. On a essayé, on a laissé tomber, on a vu d’autres faire usage, et l’on a envié cet usage. Et puis, un jour, cela vient. On se découvre pouvant, on se découvre autre.
Il y aurait peut-être des sociétés où les humains auraient à apprendre à marcher avec des tongs ; il leur faudrait essayer, et il leur faudrait s’adapter. L’école est souvent quelque chose comme cela : plutôt que de laisser les personnes venir, plutôt que d’attendre une cuisine interne qui portera ses fruits, plutôt que cette confiance dans l’ouvert de l’apprentissage et du monde, nous prétendons forcer à tel usage. Je ne crois pas que cela marche ou, si cela marche, c’est parce que dans la somme des usages et connaissances qui nous ont été données, nous finissons toujours par en trouver quelques unes qui effectivement nous portent ailleurs.
Cet espace et ce temps d’avant, j’aimerais le nommer temps et espace pour penser. C’est cela penser : garder en soi quelque possibilité, et attendre, attendre que cela prenne. Cet espace et ce temps sont faits d’essais, de tentations, sans plus. L’effort leur est hostile, du moins cet effort qui voudrait qu’au bout de lui-même la chose ou la possibilité soit sienne. Pas d’effort, mais un mélange de remord, d’attente, d’espoir, et, soudain, une autre vie se fait jour.

Il en va de même pour les livres et la lecture. Combien de livres me sont restés lettres mortes ! Alors même que j’essayais, alors même que je voyais d’autres en faire quelque chose, alors même que j’étudiais. Et puis, tel livre s’installe, et l’on reconnaît en lui une possibilité, il devient part de vous même et l’on sait que l’on pense avec. Parfois c’est très court, parfois c’est très long.
Curieusement, les livres qui m’allaient, je les écartais : « tout cela je sais », me disais-je. Ce fut le cas de Spinoza. Tout cela m’était trop proche, et c’était une raison d’aller voir ailleurs, là où justement cela me semblait étranger. J’ai ainsi beaucoup étudié, si l’étude est bien cet effort conscient et volontaire pour (ne pas) arriver, pour (ne pas) apprécier et jouir des possibilités. Plus simplement encore pour travailler à partir d’elles. Elles sont toujours devants nous, et on les maintient ainsi. C’est là vraiment ce qui me fatigue et est la fatigue : faire effort pour quelque chose qui demeure étranger. (Et peut-être bien que l’école, comme l’université, est l’organisation de cette fatigue). L’étude est le moyen d’être séparé de soi-même et de ce que l’on peut. J’appartiens ou j’ai appartenu à une époque ou à une catégorie sociale, qui voudrait fuir tout ce qu’elle est et se persuade qu’il lui faut travailler pour l’avenir. Par là, elle se ferme à ce qu’elle est et au travail de reprise de ce qu’elle est.

Cette image de tong peut sembler trop simple : on devient capable des tongs, on change alors profondément, complètement. Pourquoi pas en effet. Mais nous sommes pris dira-t-on dans des habitudes plus lourdes et sans plus systématiques, faisant corps avec de très nombreuses autres habitudes. Pour vraiment changer, c’est le système des habitudes que nous devrions changer. Voilà bien qui nous abat : aucun changement n’est possible s’il faut tout changer. Il faut refuser cette pensée de système, entrer avec prudence et gaité dans des marges. Pourquoi tout ne pourrait-il pas être emporté, ou commencer de fuir, si je fais là un petit trou, si j’échappe même un peu. Le problème n’est pas de changer, ni même de prétendre que l’on va tout changer et attendre ; il est plutôt de commencer autre chose, une autre façon d’être, et s’y tenir quelque peu ; signifier son contentement et son plaisir à ce pas de côté. C’est déjà pas mal.

Par contraste : les grosses et fermes chaussures de cuir que portaient J Gabin dans ses films, mon père également ; quasi des chaussures de pied-bot, claquant fort sur le sol et posant son homme. On n’imagine pas Jean Gabin en tong. Si mon père en avait porté, il aurait été un autre homme. Par contraste, le mocassin italien, ou le mocassin anglais élégant, et encore bien différent. Par contraste, la chaussure féminine, toute légère.
J’ai aimé quant à moi ce couple brésilien allant en tongs, l’un et l’autre. L’image d’une certaine égalité dans le couple, qui m’a été depuis longtemps présente dans ce monument mortuaire étrusque qui a forgé, accompagné, vivifié si longtemps mon rêve de couple. Et certes, que l’homme joue parfois à l’homme, que la femme joue à la femme, cela ne me déplaît nullement, du moment que cela est un jeu et que cela est su. Je ne perçois les habits et la différence d’habits que de façon littéraire, théâtrale ou filmique, mais justement parce ces différences portent aussi des possibilités de vie autres et enviables.