Mois : mars 2017

Le goût de la communauté

Dans ces habituels débats à propos de la laïcité, je m’étonne toujours qu’il ne soit pas fait mention, au titre d’une défense de la laïcité, du gout, de notre goût pour les communautés. On oublie toujours de mentionner l’importance, dans nos vies, de ce que l’on pourrait nommer l’expérience communautaire.

Durkheim me semble avoir dit depuis longtemps pourtant des choses tout à fait simples et justes sur la question : « Rien n’est aussi agréable que la vie collective, pour peu que l’on y ait été habitué dès le plus jeune âge. Elle a en effet pour résultat d’augmenter la vitalité de chaque individu. On a beaucoup plus confiance en soi, on se sent plus fort lorsque l’on ne se sent pas seul. Il y a dans toute vie commune quelque chose d’ardent qui échauffe le cœur et qui fortifie la volonté » (L’éducation morale, 16° leçon). L’expérience du collectif est ainsi une expérience vitale : elle tient à la vie même et à son intensité autant que notre vitalité individuelle tient à elle. Sans elle, nous n’aurions pas peut-être d’expérience du vif ou d’un certain vif de la vie. Il poursuit ainsi, et cela devrait encore plus nous éveiller aujourd’hui : « Les minorités religieuses sont un intéressant exemple de cette trempe de caractère, de cet entrain de vie que communique à ses membres un groupe fortement cohérent. Là où une église est en minorité, pour pouvoir lutter contre l’hostilité et la malveillance ambiante, elle est obligée de se replier sur elle-même ; il se noue entre les fidèle des liens de solidarité beaucoup plus étroits que là où, n’ayant pas à compter avec des résistances extérieures, elle peut se déployer en toute liberté. (…) De cette concentration accrue, résulte un sentiment de réconfort, je ne sais quoi de vivifiant, qui soutient contre les difficultés de l’existence » (id.)

Pour ma part, et comme adulte, je vois bien que je suis étranger à toute communauté : mes expériences du collectif furent très furtives (quoique parfois très intenses et vérifiant ce que dit Durkheim) ; mon histoire comme mon goût propre m’ont tenu éloigné de toute forme de communauté ; je n’ai personne, hormis quelques très proches et parfois un professionnel, pour me « soutenir contre les difficultés de l’existence ». Je ne fais partie d’aucune association, qu’elle soit politique, sportive, sociale, professionnelle et je crois n’avoir aucune facilité pour cela ; je n’ai aucun goût pour les grandes manifestations sportives où le déchaînement verbal contre l’équipe adverse semble être la règle ; aucun goût non plus pour ces mises en scène de communautés, que l’on voit à la télévision, tant dans leur formes familiales tranquilles, que dans leur forme adolescentes souvent destructrices de tout. Si cette histoire et ce goût ont fait de moi ce que l’on pourrait nommer un intellectuel, toujours un peu à distance des affects ordinaires, toujours méfiants à l’égard de ce qui pourrait trop vite m’embarquer et me défaire, toujours un peu inquiet du contact avec d’autres, il reste que ces inclinations ne me font pas juger que l’expérience du collectif ne serait pas une bonne chose. Et même plus : elle me fait examiner et comprendre la particularité de la mienne, ce dont elle manque, ce par quoi elle est triste. Je suis heureux pour les gens s’ils vivent cela, et le fait que cela me soit étranger et même que je m’en défende, ne me porte nullement à juger négativement cette expérience. Pas plus d’ailleurs que l’inverse : du manque de certaines expériences résulte bien souvent une nostalgie trop forte, des éloges inconsidérées, des espoirs sans mesure. Ce n’est pas plus mon cas : je ne fais nullement un salut de cette expérience ; j’essaie de la prendre avec justesse, et cela commence par en reconnaître l’importance vitale, pour la vie même et la qualité de vie.

 

Et de même Durkheim n’était pas tout à fait naïf quant à ces phénomènes de communautés et de minorités : un peu plus loin il parle de phénomènes de foules et s’en inquiète ; un peu plus loin encore il dit que l’enjeu de l’éducation sera aussi de parvenir à une intégration plus complexe susceptible de faire place à l’individu comme tel, à ses droits, à ses initiatives propres, ses souhaits de s’en aller ou de ne plus appartenir. C’est encore lui qui reprend et reconstruit une distinction entre société et communauté, et qui pose que nos sociétés modernes ne peuvent plus se penser sous le mode de LA communauté. Elles sont désormais « plurielles » comme on dit, ce qui veut dire qu’elles accueillent différentes sortes de communauté, différents métiers surtout, sans pouvoir prétendre être elles-mêmes une communauté. Durkheim sait et construit et analyse tout cela.

Reste que cela ne l’empêchait pas de dire ce qu’il dit de l’expérience communautaire, d’en reconnaître la force et le caractère vital. C’est cette générosité là qui me semble nous faire défaut aujourd’hui, et particulièrement en France : le terme même, le goût pour ce terme et l’expérience qu’il recouvre sont impossibles pour nous et parler de communauté c’est aussitôt parler de communautarisme avec toute la stigmatisation et le rejet qui accompagnent ce terme. Chacun le rejette, sans avoir l’honnêteté de reconnaître à quel point il (ou elle) peut ou pourrait tenir à cette expérience, à quel point cette expérience est ou pourrait être vitale pour lui (ou elle) et donc pour tout autre potentiellement. Et « vital » ne signifie ici que ce surcroît de vie, de chaleur, de confiance en soi, d’entrain, de solidarité, rien de plus. Une expérience, un moment de l’expérience.

 

On devrait donc laisser à toutes les religions, ce droit à s’organiser sous forme communautaire et ainsi reconnaître cette expérience communautaire. On devrait surtout s’en réjouir, et cela même si nous y sommes étrangers et que nous n’aimons pas telle ou telle autre communauté. A vrai dire, il ne s’agit même pas d’accorder ce droit, car il y a là quelque chose comme une tendance naturelle. Voudrait-on l’interdire, qu’on ne manquerait pas de la susciter en retour et de la provoquer autant que l’exacerber : les gens aiment à s’associer, c’est la vie pour eux et ce serait leur faire violence que de leur signifier d’une façon ou d’une autre que l’on ne veut pas de cette tendance, qu’elle n’a pas droit à notre reconnaissance, et même encore que nous la craignons. Quoi de plus doux que de se sentir ensemble, au moins pour quelques temps ? Et j’imagine que ceux qui, au contraire de moi, la vivent ou l’ont vécu régulièrement pour eux-mêmes, savent la reconnaître chez d’autres et partant la respectent. Comme j’imagine aussi qu’ils savent bien que, par certains de ses développements, elle est mortelle ou abjecte.

Quant à moi, par ces lignes, j’aurais manifesté le souci que j’ai d’une communauté : la française, qui est la mienne, et dont j’ai voulu ici pointer quelque chose comme une crampe : la crampe communautaire.

Toutefois, la leçon de Durkheim ne s’arrête pas là.

 

 

 

 

La ministre, l’école et la répétition

 

Défendant sa réforme dans une tribune récente (Libération du 16.01.17) Najat Vallaud Belkacem rappelle que son objectif principal était « d’assumer pleinement la nécessité d’avoir d’avantage d’exercices réguliers et répétés ».

Que le ministre de l’éducation nationale ait besoin de rappeler ce qui peut passer pour allant de soi, voilà qui peut sembler étonnant. On voit mal en effet comment les apprentissages scolaires et plus généralement comment tout apprentissage pourraient se passer de régularités et de répétitions. Pourquoi le rappeler et qui l’aurait oublié, quel pédagogue, quel praticien de l’éducation, pourrait le négliger : leurs activités mêmes supposent répétition et régularité.

Dans un texte récent où il cherche à définir la notion de compétence en se focalisant sur les conditions de genèse de toute compétence, Richard Sennett, écrit : « L’éducation moderne a peur de l’apprentissage répétitif, qu’elle juge abrutissant. Craignant de lasser les enfants, avide d’offrir une stimulation sans cesse différente, l’enseignant éclairé peut bien éviter la routine, mais cela prive ses élèves d’une expérience : étudier leur pratique enracinée et la moduler de l’intérieur. (… ) Retourner une chose dans tous les sens permet l’autocritique » (Ce que sait la main, p. 56). Continue reading

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