Beaucoup connaissent sans doute ce film de Fritz Lang, Big Heat (traduit en français sous le titre : Règlement de comptes). Cette histoire d’un policier partant en guerre contre la corruption dans son service et dans sa ville. On se rappelle que, après un quart d’heure de film, c’est sa jeune épouse qui meur dans la voiture piégée qui aurait du le tuer. On se rappelle encore la bouilloire de café jetée en pleine figure du truand (Lee Marvin) par la seconde femme du film (C Graham).
Mais une chose m’aura depuis fort longtemps arrêté dans ce film : au tout début, dans une scène qui montre la vie de ce couple qui va être détruit, on voit la femme de cet inspecteur, vaquant à la cuisine alors qu’il est attablé près d’elle, lui prendre sa bouteille de bière, en boire un peu, la remettre devant lui. Comme si, voulant dire quelque chose du bonheur conjugal, Fritz Lang n’avait pas trouvé mieux que de montrer ce geste, qui, en quelque sorte, signe leur relation avant que celle-ci ne soit détruite. Pas de grandes déclarations, pas de yeux éperdus pour montrer qu’ils s’aimaient et pour accentuer le sentiment de perte, mais juste ce geste là, qui dit ou montre tout. Le spectateur saura alors ce qui sera dérobé. Il le saura vraiment
De fait, cette image depuis longtemps me hante et s’est insinuée en moi. Pourquoi ? D’où lui vient sa force, de quoi est-elle le signe ?
Bonheur conjugal
Je sais très bien mon agacement lorsque mon épouse fait la même chose. Ne peut-elle aller se chercher et s’ouvrir sa propre bière ? Se rend-elle compte que je n’aurais pas ma bouteille pleine ou ma dose, et que, soit je serai frustré, soit j’irai en ouvrir une autre, alors que je me dis qu’une seule devrait me suffire, soit encore que je ne m’explique pas pourquoi moi j’aurais à aller chercher une bière tandis qu’elle, en passant, prend la mienne, quand cela lui chante. ? Mon confort, mes habitudes brisées, qui se relaient d’un sentiment d’injustice.
Cette image du film, depuis fort longtemps m’accompagne et je n’appréhende plus d’être ainsi bousculé dans mes habitudes. Ce geste si commun, qui perturbe mes habitudes, et qui perturbe aussi le sentiment d’une juste répartition des efforts qui brise mon moi ancré dans certaines, je peux désormais l’apprécier, pour l’avoir vu dans ce film. Je peux me reprendre. Cette scène est ainsi pour moi comme un panneau indicateur dans le chemin de la vie comme on dit. Certes, la réflexion peut aussi aider : je peux me dire par exemple que l’égale répartition des rôles ne se juge pas à chaque instant, et si j’en fait plus ici j’en fais moins là ; qu’il faut prendre en considération un ensemble plus élargie pour juger de cet équilibre. Mais ces réflexions n’ont pas la force de cette image, qui me montre une vie autre, attitrante, amusée.
A quoi sert un couple ? Non pas me semble-t-il à constituer et renforcer des habitudes complémentaires, qui s’accorderaient ; pas plus à renforcer et constituer des habitudes qui seraient communes, qui nous stabiliseraient et renforceraient devant les autres et particulièrement nos enfants. Un tel aspect n’est sans doute pas totalement négligeable : nous tenons à nos vies ordonnées, et nos habitudes sont nos conditions de vie, les conditions de nos vies. Plus précisément, ceux qui les attaquent ont tort, ou oublient qu’eux-mêmes ont des habitudes, des cercles de crainte et de réassurance. Ils ne font que les attaquer frontalement et abstraitement. Même les truands et les violents ont leur règle et leur cercle, mais feignent de vouloir s’en prendre à l’ordre. Même les plus rapides et les mobiles, ceux que l’on nomme les « gagnants de la mondialisation », ont leur règle et leur lieu d’aisance.
Et pourtant, le couple, ou l’enjeu de relations au sein du couple est ailleurs : briser un cercle, tracer une ligne d’échappement ou de fuite, permettre à l’un et l’autre d’échapper à ses cercles, ses habitudes, ses craintes, son confort, son souci d’une justice de chaque instant ; provoquer des écarts, des bris, des déséquilibres, des ouvertures. Pourquoi aimons-nous être en couple lorsque nous l’aimons ? Non pas pour cette raison que nous pouvons y confirmer nos habitudes ou que nous sommes solides dans nos habitudes communes, en particulier devant les autres et nos enfants. Mais plutôt parce que, parfois, et dans des occasions de plus ou moins grandes importances, sans doute aussi dans l’intimité du couple qui se retrouve, nous sommes capables de ces écarts, de ces échappements. Avoir tout le tact et toute l’intelligence de ces écarts ; experts en échappement, en lignes de fuite, pour l’autre ; expert plein de bonne volonté à se laisser emporter, entrainer : « allons, viens, nous sortons ! » (Un film de Jacques Rivette, L’amour fou, avait fixé depuis longtemps pour moi ce sens du couple : on y voit un couple constamment s’aidant, se provoquant, à sortir de ses cercles d’habitudes, au point de percer les murs de la chambre, puis les murs de l’appartement). Les amoureux sont les experts en échappement. Bien au-delà du partage d’une bière.
Et cela est vrai pas seulement de la femme vers l’homme (Hegel dit quelque part que la femme est l’ironie de la communauté, i.e. l’être qui déçoit tout ordre, fait échappement dans le monde bien ordonné des hommes, parce qu’elle n’y croit guère, que cela l’amuse ou la fait rire), mais de l’homme vers la femme : elle aussi a ses craintes, ses peurs, ses cercles d’habitudes. A quoi peut lui servir un homme sinon à faire ici ou là quelques lignes d’échappement. Entre eux, dans l’intimité du couple assurément.
Rien de plus banal que ce geste pourrait-on penser. Des amis, des adolescents, se passent la bouteille, ou un joint ; telle pique la bouteille de l’autre et lui redonne, tout en parlant et continuant à parler, tout en échangeant aussi des mots. Mots et boissons sont les mêmes. Voici tes mots, voici les miens qui leur répondent sans leur répondre (on ne répond jamais si bien que lorsque l’on répond à côté, dit quelque part Montaigne). La fille, le garçon, soit seuls soit au milieu d’autres, passent du coq à l’âne, et pourtant nul ne doute qu’ils se répondent. Ils échangent le liquide ou la fumée, pour confirmer qu’ils échangent, pour confirmer que les mots passent bien en eux et font de l’effet dans leurs âmes. Si l’on n’est pas dans une discussion de type sérieux (i. e. une discussion où l’on se donne pour règle de comprendre explicitement et le mieux possible ce que l’autre dit, afin de lui répondre en toute conscience et précision) on est dans ce que la tradition de philosophie et littérature française a nommé conversation, de Montaigne, Diderot à Lyotard ou Deleuze. Les jeunes ont besoin de bandes de jeunes où ils vérifient avec un plaisir répété ces échanges, ces conversations, ce plaisir d’être déplacé, ouvert. Tout en restant entre soi (ou sans être trop attentif aux conditions de cet entre- soi)
Réflexion
Il y a donc là quelque chose de relativement banal semble-t-il. En fait non, ou pas tout à fait. Dès que l’on sort des conditions de cette expérience que je viens de mentionner.
Dans le couple ce jeu est également sexuel : la bouteille de bière c’est aussi le pénis. La femme en joue, comme si c’était le sien, puis le remet à sa place. Elle en joue sans le dérober ou sans envie ; elle en joue comme si c’était le sien sans être le sien. Femme non querelleuse, qui a et n’a pas ce à quoi elle tient. Homme serein au moment même où il perd ce qu’il pense être son attribut. « Viens me faire jouir un moment, ton membre m’attire. Hommage à toi ma belle de provoquer mon érection. Je me retirerai ensuite, il se retirera ensuite. En lui-même ». Mais les enjeux sont aussi ailleurs : « allons viens, laissons là nos cercles et nos frayeurs »
De plus, si nous avons tous l’expérience de telles conversations ou de telles expériences au sein du couple, elles demeurent souvent du domaine du beau souvenir, elles sont difficilement élargies à d’autres champs de l’expérience. On ne peut pas dire qu’elles soient tout à fait fréquentes ou plus exactement dominent, au sein du couple et encore plus au sein de nos relations de travail et de nos relations sociales. Les impliquer vraiment dans le couple, ou se dire comme je le disais plus haut que c’est à ça que doit servir l’homme pour la femme et la femme pour l’homme, et non à l’identité des habitudes, est une toute autre affaire et suppose un combat contre ce qui ferme et encercle, autant qu’une attention au moins à tout ce qui risque de nous reprendre en nous-mêmes (et qui tient pour l’essentiel, à une certaine projection du regard des autres).
Bref, ces expériences ne sont souvent que belles, et ne se réfléchissent pas suffisamment pour effectivement dominer au sein du couple. De même, et toujours faute de se réfléchir, elles manquent à interroger les conditions de cet entre- soi. Avec qui suis-je prêt à briser ainsi mes habitudes ? Tout étranger, toute étrangère peut-il être convié à cela, s’il est vrai que tout étranger est justement ce qui peut briser mes habitudes et ouvrir un autre rapport ? Qui est pour chacun cet étranger qui peut ouvrir et faut-il, pour qu’il puisse m’ouvrir que je l’ai d’abord reconnu comme mon semblable ? Je crois ainsi que c’est l’aptitude même à la réfléchir qui lui permet de briser certaines formes de l’entre soi ou de l’entre nous qui par ailleurs la permet.
Goût de la violence
Le film, comme on le dit souvent, est d’une violence inouïe. Outre celle des truands, et particulièrement celui incarné par Lee Marvin, outre la mort de l’épouse, la scène où la prostituée liée au gangster jette la bouilloire de café à la tête de Lee Marvin, et signe là son retrait de ce groupe. Une amitié ou amour réciproque naîtra entre l’ancienne prostituée et Glen Ford à la fin. Comment faire le lien entre ce que je viens de décrire et cette violence ? Mon sentiment est qu’il y a un lien, mais lequel ?
Je vois d’abord ceci, que j’ai suggéré plus haut : ce qu’il y a à préserver, ce n’est pas l’ordre, mais justement la possibilité des écarts et des désordres, la possibilité des échappées. Glen Ford ne lutte pas pour le seul retour à l’ordre et contre l’arbitraire, il lutte autant contre l’ordre apparent et imposé, que contre les truands et ceux qui se cachent derrière cet ordre apparent. Les truands sont en général des pervers, au sens où ils mettent en avant, et généralement tiennent chez eux très fortement à l’ordre, mais pourtant jouent comme ils le souhaitent de cet ordre tout en feignant de l’imposer aux autres. Ce qui est profondément haïssable, ce ne sont pas les bandits, ni même le désordre comme tel, qui au fond n’existe que très rarement, ou même jamais, mais bien plutôt l’ordre apparent derrière lequel chacun entend bien faire son jeu. Ce que l’on peut bien nommer corruption autant que perversité. Et ici je ne vois pas bien ce qui peut être sinon une lutte sans merci et sans pitié.
Et je vois également que le fait que ce soit une femme, une deuxième femme, qui inflige cette violence à Lee Marvin est dans l’ordre des choses. Une femme a été tuée, une autre femme défigure le truand, ou le marque : sa laideur désormais sera visible, il ne pourra plus jouer des apparences. La femme se sauve par là. Elle n’en veut pas à l’homme comme tel, elle en veut à celui qui aura prétendu la ramener au statut de servante de son plaisir ou plus exactement de son phallus : « tu es celle qui me servira et qui, certainement ne jouera pas avec moi ». Elle n’est pas la servante, elle sera la joueuse qui peut déplacer et faire sortir des cercles du pouvoir.
Enfin, c’est le couple, et son bonheur paisible, qui sont brisés. Même si Lang a su nous montrer la source de ce bonheur (comme j’ai tâché de le dire plus haut), il reste que le scénario fait exploser ce bonheur et que les personnages sont projetés dans un tout autre monde. Difficile de penser que Lang ne le savait pas ; difficile de penser qu’il ignorait ce qui se passait en Europe au moment où il fit ce film ; difficile de ne pas penser que le petit bonheur de ce couple « devait » être rompu pour affronter des forces plus difficiles (et le devoir n’a aucun sens moral ; il dit seulement l’existence de forces qui nous excèdent, et qui brisent certains et certaines). Lang lui-même disait de son film la chose suivante : Glen Ford va-t-il ou non devenir comme ces violents qui ont détruit son couple ? Qu’est-ce qui va le retenir dans cette dérive possible, qui ou quoi va le retenir ? C’est, de fait, le personnage de cette autre femme, devant qui sa violence s’arrêtera.
A cette question de savoir si et comment le couple doit survivre ou non dès lors qu’il est confronté à ces forces du dehors, je ne saurais répondre. D’autres que moi, qui auront vécu tant le premier aspect que le second, pourraient à meilleur droit le faire. J’ai été préservé des formes contemporaines de la violence (je pense bien sûr aux guerres et aux expériences migratoires, au chômage, aux longues maladies). Mais je note les choses suivantes : de très nombreux films nord-américains ont dépeint depuis bien longtemps cette violence de l’homme dès lors qu’il est dépossédé de sa famille. Généralement sa violence devient sans limite, sa soif de vengeance devient sans limite, son bon droit à se venger ne fait aucun doute, (même sous les formes aseptisées et répétitives que nous connaissons et qui nous font accepter ce bon droit). Mais justement Lang ne propose pas cela et l’avenir se reconfigure autrement. Et je note également que, dans la plupart de ces films la femme ne meurt pas (mais est enlevée seulement ; pauvre victime qui demeure la même), en sorte que l’on retrouve à la fin le bonheur initial. C’est à nouveau très différent chez Lang : la femme meurt et la blessure demeure, et, d’autre part, une autre femme naît, et naît comme objet d’un autre ou nouveau désir : la prostituée elle-même défigurée, qui changea de milieu, endura l’expérience de l’assujettissement, s’en émancipa elle même, tout en en étant marquée. La douce cuisinière du début, la femme blessée ensuite. Comment les deux s’ajustent-elles ? Si ou comment le désir est-il le désir