C’est là une belle formule, je crois salutaire. Je veux dire apte à dire quelque chose de la vie et de ses errances et donc apte à nous y orienter.

Elle pourrait être dite dans des contextes différents, mais celui où je la trouve est le suivant : un film de Raul Ruiz, Les mystères de Lisbonne. Elle est dite pas un prêtre, qui est aussi un père de substitution pour les enfants qu’il éduque dans une institution religieuse ; tous les enfants sont, sinon orphelins, du moins exposé à l’abandon. Elle est dite à leur intention et l’on comprend avec le film que le prêtre lui-même l’a faite sienne : sa vie démontre qu’il se tient à cette règle.

Le contexte général est celui de la fin du 18° siècle : des hommes et des femmes puissants, appartenant à la noblesse ; des hommes qui veulent exercer leur pouvoir sur des femmes pour affermir leur alliance et leur richesse ; des femmes qui par la suite passent leur vie à se venger  d’avoir ainsi été forcées; des ainés qui ont tous les droits, des cadets qui n’en ont aucun ; des hommes qui font la guerre quand celle-ci se présente. Des dégâts liés à cette vie des puissants, dont les premières victimes, outre les femmes, sont les enfants ; des institutions religieuses qui accueillent ces victimes. Un prêtre qui ne fut pas toujours prêtre mais qui, lui même enfant abandonné, construisit sa vie selon différentes identités (des moments de flashback montreront qu’il aura été tour à tour, étudiant, soldat de Napoléon, homme de main, policier, prêtre, tantôt riche, tantôt pauvre, voyageant en Europe).

Bref, c’est là un tableau qui pourrait bien être encore le nôtre sur bien des points : des hommes puissants, des femmes qui passent leur temps à se venger ; des victimes de ces luttes, l’expérience de l’abandon, des institutions religieuses qui recueillent ces victimes ; la guerre à l’horizon, qui draine évidemment ces hommes.

Une formule comme celle citée plus haut, est sans doute indépendante d’un contexte : elle pourrait être dire ailleurs ; mais il est intéressant de faire comme si ce n’était pas le cas et qu’elle collait parfaitement au contexte ou s’y ajustait. Ainsi, et si je me tiens au contexte, cette formule pourrait bien l’exprimer tout à fait. Elle serait la formule même des enfants abandonnés, laissés à eux-mêmes et sans droits (tous des cadets), et ce par quoi ils peuvent et doivent reprendre pied dans cette vie. A la question : « ô père, pourquoi m’as tu abandonné ? » que pose le Christ, serait répondu de cette façon là : « sincère avec Dieu, solidaire avec les autres hommes ».

Mais au fond et tout d’abord, que dit-t-elle ?

Le goût de l’exposition

Elle dispose une différence radicale : ici, avec Dieu, tu pourras tout dire et être sincère ; là, avec les hommes, il s’agit d’être solidaire, seulement ou simplement solidaire. Et je crois que cela peut être reformulé autrement : avec Dieu, c’est ton intériorité, toute ton intériorité, qui pourra être en jeu ; avec les hommes, en revanche, doit dominer un certain retrait, une certaine réserve ou retenue ; une règle doit te retenir : le souci de la solidarité.

La sincérité ou le « tout dire » n’est pas possible avec les hommes, ou plutôt n’est pas de mise : c’est ou ce doit-être la loi. L’essentiel est de ne pas confondre, i.e. s’abstenir de croire ou de penser, qu’avec les hommes on peut « tout dire », comme s’abstenir de croire et de penser que nous sommes solidaires avec Dieu ou que Dieu est solidaire avec nous.

Le « tout dire » a certainement plusieurs aspects : tout dire « ce que l’on a sur le cœur », ou tout dire de ce que l’on pense, et en ces cas il est tourné vers soi et vise une certaine transparence : on souhait se montrer ou mettre son cœur à nue. Ce peut être aussi dire tout ce que l’on pense des hommes, de ce qu’ils font et sont, de leurs pensées, de ce qu’ils vivent. Si l’on peut penser aux griefs que nous ne cessons d’avoir contre les hommes, cette formule dit aussi plus. Avec les hommes en revanche, soyez et ne soyez que solidaire ; mettez de côté votre sincérité, ou plutôt cette idée un peu folle, un peu excessive, ou encore cette croyance ou ce vœu qu’il serait possible de tout (leur) dire. Mettez de côté toute transparence ou tout vœu de transparence. Taisez –vous, soyez au moins discret, et réservez à Dieu votre sincérité. Réservez à vous même votre intériorité, votre écoute de vous même, pour que vous en ayez au moins une pourrait-on ajouter.

Je ne doute pas que des hommes et des femmes vivent selon ce précepte : des religieux, qui ont des pratiques de prière, de lecture, de méditation, et qui, par ailleurs, vont de par le monde pour porter secours aux uns et aux autres.

 

Si cette formule m’est parlante, c’est pour la raison très simple que je sais parfaitement que j’y aurais manqué, moi qui pense depuis fort longtemps, et qui ai plus d’une fois agi en conséquence, qu’il était tout à fait normal de pouvoir tout dire, qu’il était tout à fait naturel de dire tout, qu’il n’y avait certainement pas à s’inquiéter de quoi que ce soit qui dut demeurer caché, et que par conséquent, il n’y avait aucune raison de le taire. Tout n’est-il pas dans la nature, l’homme n’est-il pas un être comme les autres et, s’il faut parler de Dieu, les créatures que nous sommes ne sont-elles pas tous ses enfants ? Il n’y a pas de mauvaises pensées, il y a des pensées, qui sont en nous et qui, puisqu’ils viennent de nous, puisqu’ils sont en nous sans nous, ne peuvent être mauvaises. Toute pensée mais aussi tout affect, sont bons à prendre et à dire : ne nous sont-ils pas venus du monde, de nos relations au monde ; ne sont-ils pas trace de nos liens au monde, et donc relation ?

Je n’y aurais pas forcément manqué tous les jours (j’ai parfois fait sa part à la pudeur selon les circonstances), mais j’y aurais manqué dans son principe : pourquoi donc ne pourrait-on tout dire, tout se dire, tout juger ? Ce sont les hommes qui ne peuvent entendre, qui n’ont pas cette force d’entendre et au besoin de répondre ; c’est leur faiblesse, ou simplement leur erreur, qui est en question, et cette faiblesse ou cette erreur, pourquoi les respecter ? En les forçant, en montrant qu’à tout dire rien ne s’écroule, – les arbres sont là, les oiseaux aussi, les vaches, les puces, les coquillages, et les grands singes (qui souffrent et sont menacés tous de bien autre chose), la vie même des humains et leurs occupations n’en continuent pas moins – on les éduque à ne plus craindre, on les force même.

Et qui plus est, plusieurs hommes m’avaient enseigné que l’on pouvait tout dire : Dostoïevski, Montaigne en premier lieu, puis quelques autres romanciers à leur suite, ; certains hommes de théâtre, certains poètes ; certains philosophes aussi, qui me semblaient ne reculer devant rien et dire, très simplement, sans tristesse, sans haine sans moquerie, sans fausse pudeur, ce qui fait notre réalité, à nous humains, certains romanciers, certains hommes de théâtre, certains metteur en scène, certains chansonniers. Eux me semblaient vouloir et pouvoir dire tout, aller « au fond du cœur humain », parler de la vie sans s’offusquer de ses aberrations. Ne pas craindre la vérité. Je dis « hommes » parce que les femmes sont moins portées me semble-t-il à ce « tout dire » ; non pas qu’elles s’en offusqueraient ou n’en auraient pas la force, mais plutôt parce que leur jeu me semble être un peu ailleurs ou qu’elles n’accordent pas trop d’importance à ce jeu là. Une certaine expérience de la vérité me semble principalement masculine.

Ainsi, une certaine littérature, une certaine philosophie, m’auront tenu éloigné de Dieu et de la religion : le tout dire ne relevait nullement du confessionnal et du rapport particulier avec tel ou tel, ou encore d’un dialogue de l’âme avec Dieu, d’un rapport à soi méditatif. Rilke dit quelque part, en parlant de Dieu : tu es le second de ma solitude. J’ai une vision plein plus ouverte, bien plus aérée, bien plus innocente, du tout dire et c’est ce que m’auront donné et ne cessent de me donner, les œuvres de philosophie et de littérature.

Je souhaite que la littérature puisse continuer son œuvre d’innocence : ne sommes nous pas des êtres de la nature ?

 

Exposition obscène

Mais le fait (plus dérangeant pour moi) est que ce « tout dire » prend bien souvent des formes aliénantes et obscènes. Je pense par exemple à son encapsulement dans les secrets familiaux. Tout dire des abandons, des origines confuses, des traumatismes dont nous provenons. Lever les secrets longtemps gardés. Toute une littérature et de nombreux films se sont engouffrés sur ce sujet, ainsi que des livres qui nous expliquent les ravages du secret. Et ce qu’il y a à contester ici n’est pas tant que des gens puissent dire ce qui s’est passé, mais plutôt que, en dépit de ces révélations et analyses, la forme même, et le goût du secret n’en continue pas moins de vivre. Les révélations que font les uns et les autres (et moi-même je l’ai fait à l’occasion) ne brisent pas avec une attente toujours vive de nouvelles révélations. La société s’en nourrit, et en particulier les réseaux sociaux.

Mon sentiment est également que la profession journalistique, pour une grande part d’entre elle, est aujourd’hui plus dominée par ce souci de révélations : vouloir tout dire, vouloir tout montrer, souhaiter que toute transparence soit faite. Parvenir à la vérité de ceux dont on parle.

Certaines émissions de télévision semblent avoir pour objectif principal de mettre les gens à nue, sur le plateau même. Il ou elle se sera révélé, et tout se passe comme si l’on guettait ce moment de vérité, comme si on ne cessait de le chercher. On n’y reçoit plus des gens pour qu’ils nous parlent de ce qu’ils font, et pour que l’on trouve plaisir à ce qu’ils font (une chanson, une histoire, un récit, une action). Tout cela est trop peu excitant. On les reçoit plutôt dans l’espoir qu’ils se diront, qu’ils seront mis à jour, qu’ils livreront quelques révélations nouvelles, qu’ils apparaitront dans leur valeur ou leur non valeur, leur dénuement, leur sincérité. L’enjeu est de les mettre à nue, de toucher le point d’une révélation ou d’une vérité, non simplement de partager avec eux ce qu’ils font ou ont fait, leurs pensées ou leurs savoirs.

Mon époque est ainsi dominée par ce souci d’une exposition et d’une révélation : on la voudrait de chaque instant, on la cherche, on la provoque, on l’attend et chaque jour semble apporter son lot, qui est remplacé aussitôt par un autre. Epuisement. Aucune trace de solidarité et de la moindre gentillesse.

« Dire tout », « être sincère », cela relève donc de deux logiques ou de situations : littérature, livres d’un côté, TV de l’autre. Quelle différence de l’une à l’autre ?

 

Littérature et TV

Les œuvres m’auront beaucoup appris, et ne cessent de m’apprendre ; la télévision ne m’aura jamais rien appris. Une œuvre est autre chose qu’un moment de téléréalité. Pourquoi ? Parce que, dans le premier cas, l’ambition de vérité et de saisie se mêle du temps et du monde. Un personnage n’est jamais tout là et exclusivement là ; il va et vient, apparaît différemment, autrement ; des surprises le touchent et il est autre. Si vérité il y a, si l’auteur ne voulut rien cacher, les vérités y sont intermittentes, à la fois splendides et liées à des situations (et comment seraient-elles splendides si elles n’étaient liées à des situations concrètes : les corps, les objet alentours, un milieu). Ce qui compte n’est pas tant le personnage, que la variété de ses parcours et de ses façons de faire avec ce qui lui arrive. Il n’y aura pas de moments cruciaux, mais des variations de nos attentes, de nos peurs et espoirs, autant que des variations de nos sensibilités et de nos connaissances. Rien ne totalisera l’ensemble de ce parcours et si l’histoire finit, car il faut bien qu’elle finisse, let l’on ne peut rester suspendu trop longtemps, le lecteur ou le spectateur, aura bien plus qu’une vérité de la personne, il aura en lui des situations, des variations de situation, des moments du monde qu’il pourra faire siens. La vie continuera sans doute ensuite. Ce qui fait que nous nous attachons aux personnages tient justement à ces variétés d’affects, à la différence des rythmes, aux connaissances qui peuvent en être extraites.

Les émissions de téléréalité, certaines façons d’interroger, visent tout à fait autre chose et sont suspendues à la croyance qu’il y aurait une vérité à mettre au jour, comme vérité de la personne même indépendamment des situations qu’elles traversent. Elles sont en ce sens dominées par quelque chose comme un jugement définitif : « nous saurons à qui et à quoi nous en tenir ; n’est ce pas cela que tout le monde veut ? N’est-ce pas cela que notre public attend et nous nous devons au public n’est-ce pas ? ». C’est du même coup le monde même qui disparaît comme variété des situations, variétés des modes de sensibilité et d’être. On ne verra jamais à la tv quelqu’un qui pourrait être fasciné par telle couleur bleue, telle couleur rouge, tel visage, telle action, tel émoi ; on ne verra pas plus quelqu’un agissant, ou tentant d’agir et d’en dire quelque. On verra et l’on recherche plutôt les moments d’émotions intenses des personnes : pleurs, joies, effondrement. La tv justement semble exclusive de l’attention à la venue d’un sens et à l’accompagnement de cette venue. Elle ne veut rien laisser d’indéterminé, elle ne compte sur aucune promesse. On ne verra que la révélation et le moment de sa révélation. Une certaine abstraction domine : la personne en elle même. « Que valez-vous ? Nous allons vous le dire ; mieux même : nous allons le révéler à la face du monde ». Jugement dernier. La quête du jugement dernier domine bien des aspects de la tv, bien des façons d’interroger et les journalistes, dans certaines émissions, sont ici les nouveaux prêtres des aveux définitifs.

On dit souvent que par capitalisme, il ne nous faut pas seulement entendre un certain régime de production, mais bien l’ensemble des habitudes, façons de voir et de juger avec lesquelles il est solidaire. On ajoute même que le capitalisme n’aurait pas la légitimité ou la puissance qu’il a, si d’une façon ou d’une autre nous n’y étions pas comme préparés dans nos habitudes les plus quotidiennes. La tv, certaines façons de questionner, ce que j’essaie d’en dire ici, effectivement nous prépare à quelque chose de tel : « que valez vous ? Nous aussi nous allons vous juger et vous révéler ; nous allons connaître votre potentiel et si l’on peut compter avec vous, par avance. Non pas ce que vous faites, et ce que vous tentez d’en dire, mais votre potentiel ». Qui êtes vous vraiment ?

Comment résister ? Etre ferme, et d’un seul bloc, compact. Plus exactement : répéter le peu que l’on sait et que l’on tâche de faire. Interroger, non les personnes, non le sens même, mais laisser la place à ce qu’ils font, à ce qu’ils disent, sans forcément chercher derrière ; accepter cette relative absence de sens.

 

J’aurais dit bien peu quant à cette loi de réserve et de solidarité. Je n’aurais pas dit en particulier si et pourquoi cette objection au tout dire me semble importante et juste, ni de la façon de bien la comprendre sans pour autant céder sur ce goût de tout dire. Pour la plupart d’entre eux, les écrivains que j’ai mentionnés étaient des gens doux et paisibles avec les autres. L’analyse m’aura emporté ailleurs, vers l’usage ou plutôt les usages du tout dire, ou vers l’expérience de la vérité prise en ce sens là.

Je n’aurais rien dit non plus d’un autre aspect des choses, qui me semble très important : l’oubli de la solidarité chez ceux qui prétendent être en ligne directe avec Dieu et être par la même les authentiques. Les authentiques croyants. Car il y a aussi cet aspect dans la formule, qui dit que le rapport d’intimité avec Dieu « a pour conséquence » la solidarité avec les humains et leur souffrance, non le prosélytisme. Il y a des douleurs et des souffrances, et ce n’est certainement pas parce que les gens seraient purs qu’ils pourraient ne pas les vivre. Fin de la culpabilité.

Mais quoiqu’il en soit, ces textes que j’écris pour ce site, s’ils attendent bien de moi cet effort de tout dire, sont aussi adressés, sont aussi (ou du moins le voudraient) les signes d’une solidarité comprise comme partage et endurance des affaires du monde.