Dans les lieux que professionnellement je fréquente, et qui sont des lieux d’enseignement et particulièrement de formation d’adultes, la question de la motivation ne cesse de se poser. La motivation manque, et en particulier dit-on, chez ceux qui sont en marge du marché du travail. Les sans emplois, les chômeurs. Non pas que l’on présuppose que tout leur problème viendrait du fait qu’ils n’aient pas de motivation, au sens où ils manqueraient de volonté (quoique parfois certaines pensent que tout le problème vient de là), mais plutôt que leur motivation est « en panne », et qu’il s’agit de les aider à la « restaurer » dans le contexte où ils vivent.

Ainsi écrit-on beaucoup et s’embesogne-t-on, comme aurait dit Montaigne au sujet de la motivation, et il voulait dire par là que l’on en fait un peu trop, faute de savoir que faire exactement et que par conséquent on fait mal. C’est comme si l’on s’efforçait de rechercher la cause de toute motivation, pour s’assurer de la motivation elle-même.

C’est dans ce contexte, tant universitaire que social, que je découvre le travail de recherche d’une étudiante de master en Sciences de l’Education sur la « motivation interne » et son lien à la persévérance. Au départ, elle avait souhaité travailler et réfléchir sur des étudiants qui, engagés dans de longues et difficiles études, n’en manifestaient pas moins un fort engagement ou encore une forte passion comme elle le disait (mais elle laissa tomber ce terme, faute de trouver des relais théoriques susceptibles de l’instruire).

Elle choisit comme terrain d’enquête les études de médecine, longues et difficiles comme on sait, dans l’idée de vérifier que cette motivation interne était un élément clef de la persévérance dans les études. Par motivation interne, elle entendait, le plaisir pris aux études.

 

Line

C’est dans ce contexte qu’elle restitue l’entretien suivant.

« Line, 27 ans, en 9° année de médecine choisit ces études de médecine « un peu par hasard », car elle voulait vivre et travailler au Maroc. Suite à une discussion avec son père, elle avait dans l’idée de faire un métier libéral, et non pas être fonctionnaire de l’Etat, car leur salaire, au Maroc, est peu élevé. Donc, plusieurs choix d’étude s’offraient à elle pour parvenir à ses fins : la pharmacie, la médecine, le droit, le commerce. Elle finit par choisir la médecine, mais ce choix ne fut « pas du tout par goût, je supportais pas la vue du sang ». Elle redoubla sa PACES, non seulement parce qu’elle n’a pas tout de suite su s’imposer un rythme de travail et parce qu’elle avait du mal à supporter l’esprit de compétition qui y régnait, mais aussi parce qu’elle s’évanouissait régulièrement lors des dissections (ce qui a finit par lui passer à force de pratique). Elle redoubla aussi sa 6° année : « j’en avais marre, je voulais arrêter ». En effet la longueur des études commençait à se faire ressentir, d’autant plus qu’elle avait du mal à supporter le caractère hiérarchique des relations très présent à l’hôpital. Elle arrêta ses études au cours de cette 6° année pour pouvoir réfléchir, et décider si elle s’arrêtait ou non. Elle prit la décision d’y revenir, car elle se dit que c’était la dernière année avant l’internat, qu’elle y serait plus libre, mais aussi que « c’était dommage d’arrêter au bout de 6 ans et repartir à zéro » : « plus t’avance, moins t’a envie de t’arrêter parce que tu vas perdre autant d’année et recommencer à zéro et j’avais pas envie ». D’autant plus qu’elle avait la volonté d’atteindre son but, devenir médecin, car elle savait que c’est un métier qui lui plairait. Aussi, elle ne voulait pas décevoir ses parents. Pour ce qui est du plaisir qu’elle tirait des enseignements, celui-ci n’apparut qu’au bout de 4 ou 5 ans « quand j’ai commencé à exercer la médecine, et à faire des choses par moi-même, à avoir une relation avec les patients… Quand j’ai commencé à sortir des bouquins et à avoir des responsabilités, c’est là que cela a commencé à me plaire ». Elle aime le fait que ce soit un domaine qui ne soit pas statique, et qu’il y ait de l’adrénaline. Avant cela, ce qui lui permettait de supporter les obstacles, c’était la volonté de vivre au Maroc : « peu importe si c’était un métier qui me plaisait ou non, c’était vraiment un moyen ». En ce qui concerne sa spécialité, initialement elle visait la spécialité réanimation, mais n’eut accès qu’à la médecine générale. Au début, ce constat fut difficile à accepter, car elle avait une image simpliste de la médecine générale : « je croyais que c’était soigner des rhumes ». Mais, ne souhaitant pas redoubler une deuxième fois et retenter sa chance, elle prit le temps de voir un peu plus en profondeur en quoi cela consistait, pour voir si cela lui plaisait, sans quoi elle aurait arête ses études. Elle se rendit compte que c’était un domaine qui lui plaisait et resta. Elle termine son propos en nous spécifiant que les étudiants sortant du lycée, et qui s’inscrivent en PACES, ne sont pas préparés à un tel niveau de difficulté ».

 

Il semblait alors que Line n’avait pas eu de motivation interne, du moins pas tout le temps (sauf lorsqu’elle fit l’expérience, dans sa 4° année, du plaisir pris à ces études) et pourtant qu’elle avait bien persévéré. Il en résultait que l’hypothèse n’était pas vérifiée, sauf à dire que dans certains moments de découragement, la découverte du « plaisir pris aux études » l’avait redynamisé.

 

Pluralisme

Je ne m’arrêterai pas sur le fait que l’hypothèse de cette étudiante était très en deça de ce que l’on sait aujourd’hui de ce qui peut expliquer la persévérance des étudiants dans de longues études. Cette persévérance trouve sa source dans d’autres motifs que la « motivation interne », par exemple le calcul coût-bénéfice, ou encore l’environnement social de l’étudiant, ou encore le sentiment de sa propre compétence, ou encore l’articulation entre moyens et fins (l’idée que la persévérance est dépendante d’une hiérarchisation plus ou moins nette et circonstanciée des buts). La « motivation intrinsèque » peut, elle aussi, être analysée, et n’a rien d’une notion un peu mystérieuse propre à quelques uns et pas à d’autres (certains théoriciens y rangent les sensations fortes trouvées dans l’activité, ou encore la notion de défi).

Bref, les ressorts de la persévérance sont multiples et c’est ce que fait bien voir ce petit entretien. On ne peut pas confondre la persévérance comme réalité factuelle d’un parcours (cette jeune femme fut persévérante), avec « une capacité à persévérer ou à avoir une solide motivation intrinsèque » supposée l’expliquer. On proposerait là une explication métaphysique comme aurait dit Auguste Comte c’est-à-dire une explication qui ne fait que projeter à l’intérieur de la psyche l’image de ce qu’il faut expliquer ou tenter d’analyser. Et une telle projection est d’autant plus dangereuse que, pensant tenir la cause interne du phénomène, on se dit alors qu’elle dépend entièrement de l’individu : la « force de sa volonté ou de son désir ou de sa motivation », comme force occulte mais supposée devant être là. De là à en appeler à cette force, et à exhorter les gens à vouloir, il n’y a qu’un pas. Et c’est à ce point que l’on cerne bien la raison qui fait que l’on préfère souvent parler de motivation plus que de désir : la motivation serait intrinsèque aux individus, je veux dire sous l’empire de leur volonté. Le désir, somme toute, un peu moins.

La science, le savoir, n’a rien à voir avec cela, mais cherche plutôt à décrire ce qui se passe, ce qui s’est passé, sans ambition, au moins pour les sciences humaines, d’en contrôler tous les facteurs.

 

Souplesse

Mais ce n’est pas seulement cela qui m’aura arrêté dans cet entretien. Outre ce pluralisme, c’est quelque chose comme la souplesse dont il témoigne ainsi que les évolutions et même les transformations que l’on peut relier à cette souplesse. Je veux dire par là qu’il ne s’agit pas ici de quelqu’un qui simplement s’appuierait ou se serait appuyé tour à tour sur telle ou telle motivation ; une sorte de sujet stratégique, plus ou moins conscient de son but, et qui alternerait tour à tour différentes sortes de motivation. Ce n’est pas plus quelqu’un qui a été pris dans différentes sortes de motivation et qui en ferait le décompte tardivement. On a plutôt affaire à un parcours, dans lequel elle se modifie elle-même, i.e. entre dans une variété de rapports à elle-même, aux autres, au champs d’expériences de « la médecine ». Un parcours où elle change et se transforme.

Elle est à la fois docile, rebelle, réflexive, calculatrice, imaginative. Docile, car elle semble se plier aux recommandations paternelles, autant qu’aux attentes de ce nouveau métier ; rebelle, car d’une part cette recommandation paternelle ne va pas forcément dans le sens de « retourner » au Maroc et d’autre part elle ne voulait pas de la médecine ou des études de médecine, son corps même en rejetait quelque chose et elle sut demeurer dans ce rejet patiemment ; imaginaire, car ce qui la guidait était ce souhait de travailler au Maroc, et sans doute d’y retourner ; souhait d’un lieu et d’un pays qui semble porter son désir ; calculatrice, car elle soupèse les avantages d’une profession libérale ; réflexive, car son expérience lui apprend de nouvelles choses : elle découvre soudainement son intérêt pour ce métier, au moment où, sortant des livres, elle commence à l’exercer ; mais si elle le découvre, ce n’est pas encore un intérêt simple, comme en témoigne son hésitation entre réanimation, médecine générale, lourdeur des contraintes d’étude.

Si c’est bien cette variété de rapports et de modes de motivation qui me semble importante, c’est aussi la sorte de jeu dans le temps qu’elle permet, et ce parcours en quelque sorte métastable. Ces différents rapports semblent s’enchaîner les uns avec les autres, de façon très souple, émergence et recouvrement partiel, substitution d’un mode de rapport à un autre, enchevêtrement, tissage, sans qu’à un moment quelconque une motivation s’impose comme royale ou unique. Même la motivation pour la médecine n’est pas simple.

Une certaine souplesse ainsi qu’une certaine réflexivité s’en dégagent qui ne sont pas son fait, qui ne sont pas un produit de sa volonté, qui ne sont même pas une qualité de sa personne (tant cette souplesse est liées aux forces qui la contraignent et qu’elles repèrent comme telles) mais qui émergent de son parcours même, de la durée des luttes, des difficultés et atermoiements successifs. Et si quelque chose d’une subjectivité est bien attestée par là, si on peut bien parler d’un sujet en construction, si on peut encore en dégager le motif d’une émancipation (car elle se détache bien d’une volonté paternelle, comme d’un mode d’études et de rapports aux autres qui l’ont insupportée et dont elle ne veut plus, dont elle peut faire la critique), ce qui compte ce sont ces progressifs ajustements, ces façons de demeurer aux bords de forces difficiles, de ne pas s’en détacher complètement, dont se dégage pour finir un désir que l’on peut dire authentique, une capacité à parler en son nom, à raconter en son nom.

Jeune femme ouverte dirais-je, qui ne se détache pas de ce avec quoi elle lutte. Si rien n’est dit de la suite, en même temps nous pouvons-nous nous dire qu’elle pourra être autre, comme si, par ce seul témoignage concernant un pan de vie, nous étions en mesure déjà de nous dire, que des « pans » de la vie il y en aura d’autres, ou d’autres mobilités. Et c’est exactement ainsi que Dewey entendait la vie : enchaînement métastable de moments de vie, ou ce qu’il nomme « expérience ».

 

 

Exemplarité

Pour ma part, et je le sais très bien, j’ai poursuivi des buts sans trop réfléchir, fort de mes succès ou de ce que je pensais tel, fort d’un désir de philosophie que je supposais toujours vaillant et entreprenant, toujours produisant (si inquiet de ne pas produire, fasciné par ces quelques figures de philosophes semblant produire comme on respire !), tout juste menacé de panne momentané. J’aurais ignoré cette sorte de lutte dont témoigne ce parcours : lutte pour soi-même, en lien avec des forces contraires et influentes ; inquiétude d’un soi qui se cherche autant avec d’autres forces que contre elles ; attention à ce qui, simultanément, la contraint, la guide, l’empêche ; conscience relative de ces forces. Luttes sinueuses, presque souterraines, où l’on demeure attaché avec cela dont on veut se défaire, qui continue de peser et de faire pression, jusqu’au moment non pas tant d’une réconciliation, mais d’un nouvel équilibre, lui-même précaire, lui-même autrement-dit dynamique, comme l’atteste sa réflexion sur l’option médecine générale. J’aurais pour ma part ignoré ces luttes, ces incertitudes, ces mots qui en exprimaient la difficulté, fort de cette persuasion un peu naïve que la route était toute tracée, devait être toute droite. Et en regard de cette jeune femme, je me dis que j’aurais longtemps manqué de ce que l’on nomme maturité : rien d’autre que cette capacité à réfléchir ses choix, ses absences de choix, ses hésitations, ses décisions. Une réflexion qui accompagne ses hésitations.

Ce pourquoi il y a là à mes yeux quelque chose d’exemplaire.

 

Mais alors exemplaire de quoi ? Et si l’exemplarité renvoie à une loi, si derrière toute exemplarité il nous faut chercher une loi, de quelle loi s’agit-il ? Et si, comme je l’ai avancé plus haut, il s’agit d’une loi de souplesse, de diversité et de la vie même, qu’est-ce donc que cette souplesse, qu’est-ce donc que cette vie qui contient en elle de la réflexivité, et que puis-je simplement en dire ? Et si c’est là exemplarité de souplesse et de la vie elle-même, la question n’est plus du tout de savoir comment je pourrais moi-même rejoindre cette vie, mais plutôt comprendre comment malgré moi elle se sera forcément insinuée en moi. Non pas un bien étranger et exceptionnel que je devrais rejoindre, mais la vie même qu’il me faut retrouver en moi et que mon goût immodéré pour les voies royales m’aura fait oublier.

Dans la simplicité de cet exemple, ce qui émerge c’est non pas un idéal inaccessible, mais bien une forme de la vie, si ordinaire, si commune même. Et si j’y ai manqué comme je disais plus haut, ce n’est pas au sens d’un idéal impossible, d’une imitation impossible, mais au sens d’un défaut d’attention à ma propre vie et à ce qui se jouait en elle. Voilà que la réflexion, au moins la mienne, n’est plus tendue vers autre chose, vers un bien difficile, mais voilà qu’elle apprend à revenir sur elle-même, sur ce soi vivant, sur ce soi pris dans la vie et dans les forces qui le contraignent, le conduisent, le plient tout en le provoquant. Ai-je suffisamment non seulement enduré ces forces, mais les ai-je reconnues ? En ai-je supporté la dureté suffisamment pour comprendre qu’elles ne me tenaient plus complètement ? Et cela même est commencer à penser, si l’on veut bien admettre que la pensée, son plaisir comme son exigence propre, naissent du fait même que l’on se dégage de tout idéal transcendant, que l’on sait que la pensée n’est que dans la pensée de soi-même ou de ce qui en nous vit, dans l’écoute ou la fidélité à ce qui vit en nous, et qui n’est autre que ces rêves et forces diverses qui nous contraignent, nous guident, nous forcent. Il n’y a de pensée que dans cette sorte d’implication de soi et du monde, pas de pensée sans implication dans la diversité, du soi, des forces qui l’étreignent et le portent.

 

Références

Je ne suis certainement pas le premier et le seul à m’intéresser à cette forme de vie en mouvement autant qu’à cette subjectivité et pensée qui en émanent ; je me dis que si je crois voir là quelque chose d’une vie exemplaire, de la vie même c’est que mon regard et mon écoute y ont été préparées. Je pourrais dire certaines de ces sources. Par exemple l’intérêt que l’on porte, en Sciences de l’Education, à la notion de projet de vie (plutôt qu’à celle de la motivation) à la notion de parcours de vie, au récit, ou à la capacité de récit, qui accompagne ces projets. Attention encore aux critiques des parcours dits tubulaires, ou linéaires, ou homogènes, qui sont les parcours socialement les plus valorisés.

Je pourrais dire aussi que ce regard mien a été informé par les œuvres de Bergson (rejoindre une vie dans sa durée et dans sa différentiation même), Simondon (la notion de métastable), Merleau-Ponty (et l’implication du pensée dans le monde), Deleuze et de Guattari (le pli, l’implication, le poids des mots qui nous enrôlent), et sans doute aussi de Montaigne. C’est ce dernier qui écrit par exemple que bien évidemment les « hommes se disconviennent » et longtemps j’avais eu du mal à bien comprendre cette phrase : je m’imaginais que se disconvenir c’était par exemple prendre un autre métier, ou avoir un autre caractère, changer de monde, d’amis, changer de femme. Mais c’est sans doute plus simple et plus interne : nos motifs changent, pour le même « objet », en sorte que ce n’est plus la même réalité. On peut ainsi aimer et faire de la médecine pour des raisons diverses en sorte que « la médecine » même en ressort transformée et plus ouverte. Et de même, dois-je dire, c’est mon rapport à la philosophie qui aura changé, qui se sera impliqué autrement, de dont témoignent pour partie ces exercices de pensées que je rédige ici.

Il me faudra revenir sur ces héritages et m’efforcer d’en dire l’importance. Mais qu’importe pour le moment : seules comptent ici la force et la réalité de cette expérience comme telle : c’est d’un certain sentiment que nous en venons aux pensées, non l’inverse ou plutôt c’est d’une certaine pensée qui aime et croit voir le réel, que nous en revenons ensuite à d’autres mots, d’autres oeuvres, qui nous aident à l’instruire.

 

 

 

Les leçons de l’exemple

Mais au moins je voudrais dire ceci, qui fut tout de suite bien net, afin de na pas le perdre.

 

Critique du linéaire et de l’homogène.

Car ce qui fut bien net, ce fut d’abord l’idée que l’esprit de cette étudiante, mais aussi le mien, mais aussi celui de notre époque et sans doute de plusieurs époques, était dominé par une vision très linéaire et très homogène de la persévérance, comme de la motivation. Sous la plume de cette étudiante, la motivation était, et devait être, forcément, d’un seul tenant ; la motivation, en tant qu’intrinsèque, était d’un seul tenant ; ce qui porte loin et fait franchir et supporter tous les obstacles, cela doit être un. La fermeté de notre âme n’est autre que la fermeté de notre volonté du but. L’idée même que la persévérance peut s’arranger de détours, d’incertitude, de régression, de luttes difficiles, de compromis locaux, d’incertitude, de larmes autant que de frayages nouveaux ; l’idée même qu’elle est cela, qu’elle est cet humour et cette patience, est comme oubliée, minorée, refoulée. Ce qui domine, nous-mêmes et la question de la persévérance est une sorte de schème linéaire que je crois pour finir aliénant et faux. Il réduit l’expérience, le moment même de l’expérience, en projetant sur elle un but qui n’était pas là au moment où elle vivait.

 

force des schèmes et tâche de la pensée

et ce qui dès lors me semblait bien net c’est que le travail de la pensée n’a pas exactement à faire avec d’autres pensées, mais plutôt à ce qui subsiste dans ces pensées des schèmes ou régimes d’habitudes qui nous dominent. Et que c’est certainement autre chose d’étudier une pensée pour elle même, d’en comprendre la logique ou la systématicité, que de se dire que le travail de la pensée, s’il est bien de ne pas se laisser dominer par une image ou un schème, engage bien autres choses que nos seules pensées, mais bien la patience de se défaire des schèmes qui se sont, comme au-dessous d’elle, imposés. Et de ce point de vue, il y a me semble-t-il deux types de philosophes : ceux qui, par une force étonnante et rare, par une méthode rigoureuse aussi, semblent tenir loin d’eux toute image, tout schème. Socrate en est le maître et certainement aussi Kant (Lyotard ou Rawls pour les contemporains). Et ceux qui jouent en quelque sorte la carte inverse : ils multiplient les images de façon tout à fait consciente, ouvrent considérablement le champ des possibles, trouvent toujours de nouveaux exemples : Socrate encore en est le maître, mais aussi, Montaigne bien sûr, Nietzsche ou Wittgenstein. Mais qu’au moins, et pour ma part, et sur ce point, aller jusqu’au bout d’une critique de ce schéma linéaire et penser contre comme aurait dit Bachelard.

 

horizon plutôt que but

et ce qui encore me semblait net c’est que, dans cet exemple dont je suis parti, dans cet exemple exemplaire (et ici pour la raison qu’il me semble contenir à l’état implicite beaucoup de relations), la dimension imaginaire de la motivation était sans doute clef : partir ou repartir au Maroc, un désir d’ailleurs empêché. Clef en ce qu’elle provoquait et ouvrait, en ce qu’elle était tenue dans l’esprit, et attaquait les autres, décevait forcément et par avance toute perspective d’adaptation. Pas moins clef que la docilité, la rébellion, la découverte de l’expérience, le calcul. C’est cela qui l’agitait, sans écraser les autres motivations. C’est comme si autrement dit la question de la motivation ne pouvait s’ouvrir et même se pluraliser, qu’à partir de cette motivation excédentaire. D’un rêve autrement dit. Et c’est « la médecine » qui, progressivement, s’élève, se détache de but particulier, et se projette en une nouvelle sorte de rêve, un horizon plus indéterminé.

 

– accompagner

et ce qui me semble éclairant dans cet exemple, c’est la leçon qu’il donne à quiconque voudrait motiver et s’inquièterait des moyens de motivation, car à suivre cet exemple et à ma demander comment j’aurais pu l’accompagner cette jeune femme, il vient très vite que lui rappeler son but, la ramener à un but, l’engager à une fermeté dans ses choix, aurait été tout à fait inutile. J’aurais du tenter de me situer et de reconnaître les différentes forces à l’œuvre, j’aurais du même penser que « la médecine » n’était peut être pas bien son choix, j’aurais du tout bonnement attendre et tenter, à tel ou tel moment, d’explorer et cerner les forces en présence, sans rien savoir et sans rien présupposer du but. Cette jeune femme n’avait pas de but, mais sans doute quelque chose comme un horizon mobile, dans lequel elle se déplaçait sans savoir. L’idée même que mon aide aurait du prendre la forme de l’aider à agir selon un but (qui est peut-être l’orientation paternelle dans son principe), n’est plus pertinente. Au contraire même, rendre plus souple et plus incertain l’horizon aurait pu être une très bonne chose. La motivation ne manque jamais, nous n’avons nullement à la réorienter ; mais elle se perd, se trouve aussi, dans le jeu de certaines forces, dans l’implication des subjectivités avec le monde en sorte que nous pouvons tout juste chercher à désimpliquer ces forces et la subjectivité pour qu’elle y trouve son souffle.

 

– genre

enfin, ce n’est sans doute pas un hasard si c’est une jeune femme qui fait ce récit. Dans le mémoire de mon étudiante, les garçons interrogés diront plus fréquemment : « l’essentiel c’est d’avoir un but ; avoir un but bien accroché, fait accepter beaucoup de choses ». Je reconnais ce genre de formules. Mon propos n’est pas ici de naturaliser une telle différence mais de faire l’hypothèse, après d’autres aujourd’hui (Caroll Giligan en particulier), que ce n’est sans doute pas un hasard si ces types de motivations distincts sont portés ainsi et distribués selon les genres, et que « nous » avons à apprendre de cette voix différente.

 

Navigation, but et cap

La métaphore de la navigation est régulièrement convoquée pour dire l’expérience de la vie. Ce n’est certainement pas sans raison. Voilà une jeune femme dont on peut dire qu’elle navigue, à vue certes, mais aussi parfois en perdant de vue ce qu’elle cherche, et se tenant dans cette absence. Naviguer c’est bien ne pas toujours s’en tenir à une ligne droite, tout en gardant quelque chose comme un cap ; c’est prendre la mesure de vents ou de courants contraires, qui vous déportent, et vous éloignent même de ce cap ou de du but. Encore faudrait-il dire qu’il ne s’agit pas seulement de savoir qu’il y a un cap tout en constatant qu’il est nécessaire de faire des détours : on retrouverait-là le motif d’un sujet stratège, en course, dont le seul but serait d’atteindre le but, qui ajusterait les moyens en fonction des circonstances, en fonction des obstacles, toujours calculant au mieux ou ne perdant pas ce but de vue.

Avoir un cap pourtant, se tenir à un cap, est autre chose : le cap lui-même peut changer, évoluer, comme en témoigne sa résolution pour la médecine générale ; le cap et ce que l’on tient pour le but, bouge lui même et invite la personne à « imaginer » autre chose, à s’imaginer autrement. Se fixer sur un but déterminé, c’est demeurer aussi aveugle : « c’est ceci et pas autre chose, même pas attentif aux forces autres qui vous transforment, plus la peine de s’en occuper, vu qu’on y tient ». A l’inverse, le cap s’abstrait, se détache d’un but particulier tout en s’ancrant mieux pourtant dans l’activité présente : la médecine, les médecins, la généraliste, la réanimatrice ; la frayeur devant les corps ; ici, à l’hôpital, là-bas, au Maroc, avec d’autres malades. Cap lointain et mobile, qui se charge d’expériences diverses. Lien d’une grande capacité d’abstraction et de lieux déterminés, qui prennent sens. Mon désir de philosophie, désormais sans but, désormais plus ouvert et lié à ces riens, que je trouve ici ou là, que je tâche de restituer.