D’une bonne articulation nature – technique
Assis devant ces grands pins qu’un élagueur professionnel vient de tailler, je me prends à penser que ces arbres sont beaux ainsi.
La plupart du temps et jusqu’à maintenant j’aurais un peu trop aimé la profusion et le naturel : les arbres poussent comme ils poussent, ils poussent en tout sens, chaque année ils reprennent leurs élans de tous les côtés.
Mais ce goût me semble un peu faible et au fond indifférent : on se plaît aux arbres et aux pousses comme elles viennent, et c’est plus une idée de touffu qui nous plaît ou une idée de laisser aller. Mais alors on ne voit pas bien les arbres et les arbustes. On voit une masse indistincte, on ne voit plus rien et l’on demeure sans lien, je veux dire sans altérité qui fasse lieu et temps déterminé, sans souvenir (c’est peut-être la raison pour laquelle nous aimons les grandes forêts, les grandes foules : le moi semble y disparaître et y dormir).
L’élagueur rompt cette perception facile, morne et au fond toute intérieure et me présente tel arbre, tel autre. C’est comme si auparavant je n’avais pas vu les arbres.
Je ne veux pas dire que je souhaiterais que tout le jardin soit parfaitement taillé et bien net. Que certains arbres le soient, peut-être ici ou là quelques arbustes, cela suffit. Tout tailler, tout bien individualiser (comme c’est le cas pour certaines allées des villes ou des parcs), ferait oublier la masse informe, profuse, où tout se mêle, ou du moins se touche et s’entremêle. Celle-ci a ses droits, mais que soient aussi quelques arbres bien saillants, des solitaires, qui marquent un paysage, lui donne plus de tenue. Ils continuent de faire partie du paysage. Ils ont aussi un côté plus aéré, plus net, plus élancé ; la lumière y circule plus ; les branches mortes ont été supprimées. Désormais ils mordent ou habitent le ciel ; par le jeu de la lumière qui peut passer entre les branches. La coupe aère et fait voir le lien de la lumière et des arbres.
Et je retrouve ici un sens de ce que Victor Segalen nomme exotisme : « L’exotisme n’est pas cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance » (Essais sur l’exotisme, p. 38). Le goût de l’objet, distinct, différent, autre, qui d’un coup efface toutes rêveries molles, internes. C’est pareil ici : voici l’arbre, qui existe péremptoirement devant moi, et je suis devant, bien à distance.
Pourtant, je n’ai aucun goût pour ces pins qui se dressent verticalement vers le ciel, tout droit, leur fut sans aucune branche, une petite touffe de vert tout en haut. Ce que j’apprécie plutôt je crois est l’élan dégagé, je veux dire l’élan qui se retrouve, qui se refait à partir du fût tordu et divisé, l’élan qui se reprend, et c’est cela que fait voir la bonne coupe, du moins celle que j’ai sous les yeux.
Ce que j’apprécie dans ce que je vois, ce sont ces troncs-branches puissants, divers dans leur course, que l’élagage fait respirer, et fait monter jusqu’au ciel. C’est comme si chaque branche s’était dégagée et pouvait alors reprendre sa course, solide, hasardeuse, orientée vers le haut, lançant de nouvelles branches petites, latérales.