Défendant sa réforme dans une tribune récente (Libération du 16.01.17) Najat Vallaud Belkacem rappelle que son objectif principal était « d’assumer pleinement la nécessité d’avoir d’avantage d’exercices réguliers et répétés ».

Que le ministre de l’éducation nationale ait besoin de rappeler ce qui peut passer pour allant de soi, voilà qui peut sembler étonnant. On voit mal en effet comment les apprentissages scolaires et plus généralement comment tout apprentissage pourraient se passer de régularités et de répétitions. Pourquoi le rappeler et qui l’aurait oublié, quel pédagogue, quel praticien de l’éducation, pourrait le négliger : leurs activités mêmes supposent répétition et régularité.

Dans un texte récent où il cherche à définir la notion de compétence en se focalisant sur les conditions de genèse de toute compétence, Richard Sennett, écrit : « L’éducation moderne a peur de l’apprentissage répétitif, qu’elle juge abrutissant. Craignant de lasser les enfants, avide d’offrir une stimulation sans cesse différente, l’enseignant éclairé peut bien éviter la routine, mais cela prive ses élèves d’une expérience : étudier leur pratique enracinée et la moduler de l’intérieur. (… ) Retourner une chose dans tous les sens permet l’autocritique » (Ce que sait la main, p. 56).

Peut-être pourra-t-on un jour expliquer pour quelles raisons les éducateurs modernes se sont détournés de la répétition, des exercices et de la régularité. Pourquoi ils ont considéré qu’il était surtout essentiel de stimuler les enfants ou de les intéresser. Pourquoi ils n’ont plus cru dans cette force de la routine et dans sa capacité de créer de l’intérêt. Pourquoi encore cette expérience de la répétition leur est devenue étrangère, et d’abord à eux-mêmes, en sorte qu’ils ne pouvaient plus trouver en eux de quoi en sentir et en comprendre le bien fondé. Bien souvent il m’est arrivé, comme enseignant, de vouloir persuader et convaincre, plutôt que de m’appuyer sur la force, la fécondité des exercices que je proposais à mes élèves, plutôt donc que de m’appuyer sur le temps et sur la confiance accordée à cela même que je transmettais en sa puissance de susciter des effets divers. Il reste que la question est de savoir ce que signifie concrètement restaurer les exercices et la répétition.

Sennett est très net sur ce point : dans la répétition ce qui est en question n’est pas simplement la correction de tel ou tel geste, le montage de tel ou tel savoir-faire ou de telle habitude attendue et pour finir stable et assurée, mais ce qu’il nomme la modularisation interne de la pratique et, ce faisant, la possibilité d’un rapport dynamique et critique avec ce avec quoi nous met en rapport cette pratique. Une telle distinction ne va absolument pas de soi.

Peut-être que ces enseignants se disent que l’apprentissage répétitif est pour l’essentiel normatif et produit quelque chose comme du conformisme : il faut répéter comme le professeur le dit, il faut prendre son crayon de telle façon et pas autrement, il faut suivre tel ou tel protocole, telle ou telle méthode, et ne pas en sortir. Et peut-être pensent-ils qu’ils doivent évaluer leurs élèves sur la seule capacité à reproduire ces méthodes, ces procédés, ces règles. A force de répétition, cela va entrer. On va corriger systématiquement les déviances, et, petit à petit, cela entrera dans l’ordre. A des niveaux très avancés de notre système éducatif, on juge les étudiants en fonction de leur capacité à faire des résumés de textes selon des canons très précis et l’on juge de leur travail en fonction de ce respect des règles, un peu comme le contremaître, ou le supérieur hiérarchique, dans le monde du travail jugera ses apprentis ou ses salariés en fonction du seul respect des règles du métier. Puisque les procédures sont très nettes et explicites, il n’y a rien de plus dans ce que doit faire l’élève que ce qu’on lui a dit de faire. Et l’on pense par là assurer l’égalité de tous. Ce qui manifestement n’a pas marché. Si une telle façon de faire ne peut qu’ennuyer les élèves et tarir toute la source de leur motivation, on n’y songe même pas.

L’école prépare au monde du travail, et elle le fait en pliant les individus à certaines règles, en s’efforçant dans le temps de parvenir aux meilleurs ajustements, et surtout en leur donnant l’habitude de suivre des règles.

Comme le disait Foucault, l’école fait des individus dociles, c’est-à-dire à la fois performants, utiles et obéissants.

A ce compte en effet, on comprend bien pourquoi certains pourraient entrer en doute : est-ce cela l’éducation ? Ne peut-on rêver et souhaiter quelque chose d’un peu plus libre et ouvert, et plus respectueux des intérêts et soucis de chacun ? Qui le leur reprocherait ?

Mais Sennett comme on a vu manifestement vise autre chose sous le nom de répétition : celle-ci n’a pas seulement pour but de mettre aux normes, ni même de faire acquérir une compétence ou un pouvoir déterminé et comme figé ; elle permet autre chose, elle est surtout le nom d’une expérience que l’individu se fait (ou devrait pouvoir se faire) : par la répétition, dans le temps de la répétition, l’élève apprend à « retourner en tout sens sa pratique et son geste, apprend ainsi à la moduler de l’intérieur », jouit en quelque sorte d’une souplesse interne que Sennett nomme modularisation.

Faire du pain c’est faire du pain pourtant dira-t-on, et suivre la bonne procédure ; faire une phrase correcte, c’est faire une phrase correcte, en suivant des règles. Pourtant non et l’individu qui apprend à faire du pain malaxe une pâte, prend une certaine dose de farine, utilise une certaine sorte de farine, venue d’endroits bien différents, apprend ce que c’est que chaleur et four, et commence à savoir autrement dit la somme de petits gestes qui comptent, la somme des petites qualités diverses qui comptent, la somme des petites variations de chaleur. Il apprend qu’un degré de chaleur, de trop, ou de moins, un type de farine un tout petit peu différent du précédent, fera autre chose. Il apprend en ce sens le tact, i.e. une éducation fine de la sensorialité, et du savoir. Peut-être bien que les procédures industrielles vont stabiliser ces propriétés en s’efforçant d’homogénéiser partout et les farines, les fours et les mesures, en sorte qu’il faudra suivre ces procédures sans plus rien savoir de la somme des variations sur lesquelles elles ont été conquises. Mais qu’est-ce qui fait un bon boulanger ? L’oubli des variations et le seul fait de s’en tenir à la norme stabilisée ? Le seul souci d’homogénéiser les conditions de production, partout et toujours, sous prétexte de rationalisation et d’économie ? Qui peut le croire ? Il faut ne plus avoir du tout rapport à la cuisine pour penser que la cuisine n’est rien d’autre que l’application d’une règle, sans contact avec rien, sans contact aves ces variations multiples que sont chaleur, mesure, type de farine, type de lieux, dans l’idée de rendre toujours et partout les conditions homogènes. C’est le goût du monde qui s’y perd, autant une certaine sensorialité que la curiosité d’aller voir comment sont les farines ici ou là, les fours ici ou là.

Il en va de même avec une simple phrase. Une phrase n’est pas correcte sans plus, comme si on pouvait avoir des phrases sans contexte, sans adresse, sans intention d’écrire ? Comme si là encore une phrase, la bonne phrase, ne s’enlevait?? pas sur tout un ensemble de petites variations, de petits écarts, de petites décisions qui font que par exemple on va privilégier tel adjectif, telle tournure, parce que l’on sentira les choses ainsi, à tel moment, parce que cette variation nous semblera juste, parce qu’elle s’imposera au problème d’expression que nous avons en tête. La rectitude est un résultat, et le résultat d’une modularisation lente. Et, là encore, il faudrait n’avoir nulle expérience de l’écrit et de l’écriture, pour considérer qu’il y a sans plus des bonnes phrases, des phrases toutes faites. Et comment ne pas penser que si l’on n’a plus en tête que des phrases toutes faites et même bien faites, on n’a en tête que des pensées toute faites, conformistes, celles de tout le monde. La variation des figures apprend, et je crois elle seule, la variation des pensées.

Et peut-être que les enseignants, comme la plupart des gens aujourd’hui, n’ont plus ni l’expérience de la cuisine, ni non plus l’expérience d’écrire. Même pas de phrases à faire pour parler de leurs élèves, rendre compte de leur progrès, et de ce qu’ils sont, mais des cases à remplir pour attester de la présence ou de l’absence de telle ou telle compétence.

Dans ces modularisations, dans toutes ces petites décisions qui se prennent ou non, se situe le moteur même du jugement, c’est-à-dire ce par quoi nous devenons capable d’exercer ce que nous nommons notre jugement. Celui-ci n’a rien à voir avec l’application d’une règle et l’évaluation ; il est plutôt la sagacité qui peut varier, étudier, faire et essayer autrement, montrer que l’on peut faire et essayer autrement.

Des individus justes compétents, qui savent sans variation, mais du même coup sans plaisir et sans pensées. C’est ce que l’on cultive aujourd’hui, une sorte d’humanité bien profilée et bien ajustée et la question serait de savoir ce qu’elle va devenir, ce qu’elle va faire d’elle-même.

 

Que veut donc notre ministre lorsqu’elle rappelle l’importance pour elle de la répétition et de la régularité ? Veut-elle le retour de l’ordre et le développement de ce que nous tenons pour les bonnes pratiques ; veut-elle concéder quelque chose au parti de l’ordre qu’elle sait de plus en plus dominant ? Veut-elle que les enfants les plus faibles et les moins aidés sachent eux aussi bien écrire ? Ou bien veut-elle et sait-elle autre chose, qui tient à cette condition de la formation du jugement ?