À propos des petits enfants et de leur relation aux adultes, Alain écrivait ceci : « J’ai souvenir d’un père indiscret qui voulait jouer aux soldats de plomb avec nous enfants ; je voyais clairement qu’l n’y comprenait rien ; son propre fils montrait de l’humeur et renversait tout. Les grandes personnes ne doivent jamais jouer avec les enfants ; il me semble que le parti le plus sage est d’être réservé avec eux comme on le serait avec un peuple étranger » (Propos sur l’éducation, 13). Cette distance à ce que l’on sait étranger est ce qu’il nomme politesse, qui n’exclut ni la curiosité ni l’indifférence.

Comme Alain le suggère lui-même dans ce passage, on pourrait tout à fait élargir ce rapport au delà et dire qu’il vaut aussi entre les cultures : la leçon serait aussi bonne pour penser le rapport entre les cultures. Alain très explicitement, demande aux sociologues et ethnologies qui étudient des cultures différentes de considérer le peuple enfant comme un peuple étranger : « Les sociologues étudient les mœurs des sauvages, et s’ébahissent. Que n’étudient-ils les mœurs des enfants ? Ce peuple est mal connu ».
Se tenir à distance, marquer donc un certain respect qu’accompagne le sentiment qu’il y a là, devant nous, quelques secrets, ou quelque réserve. Prendre plaisir à cette réserve, car elle constitue le sentiment que des choses bien étonnantes et surprenantes pour nous qui sommes dehors pourraient en venir, des choses qui, ne nous concernant pas et nous étant mêmes étrangères, peuvent cependant éveiller notre attention et notre intérêt. Etre réservé, poli, revient donc à reculer devant l’autre et, surtout à protéger la réserve de l’autre. Cette réserve des autres va de pair avec le sentiment vif de leur étrangeté.
Mais ce n’est pas tout car, outre cela, si cette réserve est solidaire du sentiment même qu’il y a de l’altérité, elle s’accompagne du sentiment et de l’expérience de nos propres limites : que le père dérange les enfants, cela veut dire au moins qu’il existe pour eux ; de la même façon, le chasseur se sait et se sent lui-même, lorsque qu’il fait le lien entre son mouvement furtif et un mouvement animal. Sentir l’effet que je fais sur un autre, que certains de mes mouvements et déplacements font sur un autre, – et d’abord qu’il les dérange -est un sentiment d’existence et ce serait une chose difficile sinon terrible, que de sentir que nous ne faisons plus aucun effet. Le sentiment d’habiter le monde est fait de cette expérience d’interaction : il y a de l’altérité dès lors que l’on sent quelque vivant réagir à nos propre mouvements, je me sais moi auprès de cette vie différente et dans une distance pas sans rapport avec elle. Rassuré par le fait qu’il y a bien du monde.

La sociologie, l’anthropologie, apportent-elles de telles connaissances et nous font-elles vivre auprès de, dans ce sentiment de distance ? Parfois j’en ai eu le sentiment mais pas toujours. Bien souvent elles réduisent l’étrangeté, plutôt qu’elles ne la cultivent. Mais la « grande sociologie », celle qui selon Alain ne divise pas l’humanité, me semble au contraire pouvoir étoffer ce sentiment même de l’étrangeté. De même la grande éthologie. Cultiver le sentiment de différence, et donc créer non pas tant du mystère, mais de l’opacité ou une certaine distance à la fois respectueuse, amusée, et vivante, pourrait être pensé comme l’œuvre même des scientifiques et il y a une façon de faire des sciences qui se tient autant éloigné du réductionnisme que du culte du mystère. Je pourrais ici citer beaucoup de noms de scientifiques qui, comme on dit, « m’auront fait découvert », et savent construire, bien en deçà de toute bonne intention, une rhétorique ou un mode d’exposition, qui m’aura fait approcher les choses, les approcher sans pour autant les réduire, accentuer leur étrangeté et leur distance. Cela me suffit, car là cela me parle. Cela a commencé avec les comtes, cela s’est poursuivi dans les romans étrangers, ainsi que dans certaines œuvres de sciences humaines.

Pour en revenir à du plus quotidien : lorsque, à l’université, je vois une jeune femme portant un voile, je parie et je sens, non pas tant qu’elle me signifie son étrangeté, mais qu’elle me fait voir par là sa réserve : elle est ailleurs, et m’écoute d’un certain ailleurs. Et, loin que cela m’inquiète, c’est pour moi le signe d’un échange possible. Ou plus exactement et bien avant, le signe d’une écoute : elle se dit ou sait des choses, liées à sa culture et entend ce qui pourrait travailler son identité, ou ce qui pourrait l’atteindre, tout en le tenant à distance. Et au fond cela me suffit, ou je n’ai pas besoin d’aller au-delà : qu’il y ait possibilité d’une écoute, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, cela me suffit. Peut-être que moi qui lui parle de ma ou de cette culture française, ou philosophique que j’expose et qui lui semble être la mienne, nous pouvons lui dire des choses qui entrent dans son esprit. Ecouter de l’ailleurs, voilà qui vous réveille : ce qui est là-bas, me touche ; que suis-je donc pour qu’ainsi il me touche ?
A supposé toutefois que je ne pense pas parler au nom d’une culture universelle bonne pour tous (car alors il n’y aurait plus d’altérité supposée), mais de ma culture : ce que Montaigne raconte, ou Platon ; mais aussi ce que raconte Al Mawardi, quelqu’un de chez elle, dont je parle et qui m’a fait écho ; ce que moi je dis et m’efforce d’exposer. Il faudrait autrement-dit que la réciproque soit vraie, à savoir que je lui apparaisse sur le fond d’une culture particulière, lointaine, réservée, attirante peut-être. Le respect, la réserve que je sens chez elle, il faudrait aussi qu’elle puisse la sentir chez moi ; une culture attirante, qui se laisse désirer et se présente à cette fin. Mais ai-je bien une telle culture et suis-je bien pour elle une culture étrange ET étrangère ? Une culture universelle ou qui se veut telle, ne se contente pas de toucher, mais veut convaincre. Par là elle rate le toucher.
Qu’une culture nous apparaisse comme étrangère et étrange, que nous nous disions que là bas il y a une oreille et une écoute et une réserve, cela fait lever notre désir et notre attente. J’entends quelque chose de différent, donc je suis, nous sommes, alors ramenés à notre propre bord, soudain conscient de ce bord. La notion ou l’idée d’une culture universelle rate ce corps à corps autant que ce sentiment vif de ce qu’elle est.
Le terrorisme : l’effort fait par certains pour toucher et ébranler, et toucher ceux qui pensaient être les intouchables, les puissants ou les puissances indifférentes, que rien ne pouvait atteindre, qui étaient qui plus est voués à s’étendre et à convaincre tout le monde. Nous en sortons à peine ( ?) tandis que d’autres y rentrent pour vouloir être à leur tour les intouchables.