Le fait est que mon regard et mon esprit, lorsqu’il s’agit du spectacle de la nature, ont été orientés, dominés, par avance prévenus. La ou les forêts, étaient par exemple forcément Russes, de même pour les plaines, forcément allemandes, ou les fleuves, les rivières. Le bocage normand par exemple encore. Et sans doute qu’une rapide réflexion m’aurait permis de dire que des forêts, des plaines, des bocages il y en avait sans doute partout, qu’ils ou elles se ressemblaient, du moins à l’échelle d’une zone géographique déterminée. Mais c’est une réflexion que je ne me faisais pas : j’aimais me dire que la forêt était russe, ou bourguignonne, ou, etc. …. Il fallait un lieu et ce lieu devait être dit selon une nomenclature humaine.
Ainsi encore le bois de bouleau est-il forcément polonais, depuis Wajda. Et pourtant, il y en a ailleurs des bois de bouleaux, même s’il est sans doute vrai de dire qu’il n’y en a pas partout, et partout de la même façon. Lors de mon séjour en Russie, je me persuadais ainsi que la forêt où j’habitais, était forcément plus sauvage que toute autre ; je me disais que les forêts françaises étaient forcément mieux entretenues que celle que je voyais, et je me plaisais à me dire qu’en Russie au moins, la forêt était plus laissée à elle-même, plus sauvage, moins « tirée à quatre épingles » ».
Et je voyais bien que je n’étais pas le seul à penser ainsi : depuis le 19° siècle, et tout particulièrement en Russie (mais c’est plus large et dépend du développement des nationalismes européens), des paysagistes ont eu ce souci de représenter la « terre russe », ou la terre allemande, italienne, espagnole, serbe, française, finlandaise etc.
Mais quoiqu’il en soit, je faisais une erreur et je ne veux plus de cette erreur.

Mais qu’est-ce alors qu’avoir un rapport sentimental à la nature sans cette médiation nationale, car il est clair qu’elle permettait un investissement passionnel : aimer la nature, comme c’est mon cas, passait par là. On peint des régions déterminées et humaines, on peint encore des villes de région, comme Téchiné par exemple, qui sait si bien le faire, ou comme Rohmer avant lui.
Pourtant, rien ne ressemble plus à une campagne, à une vallée, qu’une autre campagne ou qu’une autre vallée ; rien ne ressemble plus à une ville qu’une autre ville même. Je voudrais faire l’hypothèse que ce que j’ai très tôt aimé en guise de lieu, n’avait nul besoin de se dire selon cette cartographie un peu trop humaine et singulière. Ce à quoi nous avons affaire, c’est « la rivière », où que ce soit et c’est à « cela » que nous donnons nos sentiments. Comme le dit Deleuze, « une rivière », et non pas « cette rivière » de mon enfance, où j’aurais vécu ceci ou cela et pas plus la notion générale de rivière. J’étais à ce moment, « rivière ». Et assurément « une rivière » c’est très peuplé et divers, cela est fait de nombreuses sensations, rapports, peuplements qui n’ont nul besoin des noms humains. Et ce « cela » n’est nullement plus abstrait que cette rivière, et n’a rien à voir avec la rivière en général. Le lien affectif a lieu avec « une rivière », non pas cette rivière.
Ce qui m’a plu dans la première période de Giono, qu’était-ce donc, sinon « une rivière » et Giono a beau la situer dans une certaine région un certain pays, ce qui compte c’est quelque chose qui coule, ce qui compte ce sont les bords, et la fraîcheur, ce qui compte ce sont les bêtes qui sont là et les types d’habitat, les mouvements des corps humains et animaux liés, ce qui compte c’est l’arrivée à la rivière et que l’on avait soif, ce qui compte c’est son éloignement, la gratitude, la confiance dans un retour. Ne coule-t-elle pas ? Ce qui compte ce sont ses débordements, soudain, d’un trop plein. Je ne pense plus à la rivière, elle m’habite.
La perception n’est pas d’emblée répartie entre le particulier et l’universel. Ce n’est pas plus parce que j’aurais aimé cette rivière là de mon enfance que j’en transfère le motif à d’autres, qui me rappelleraient la rivière de mon enfance. Le lien n’est pas ainsi extérieur. Mais il y eut l’amour de « rivière », un type de lieu, qui peut varier, et qui est expansif. Les philosophes, mais aussi les poètes, me semblent toujours avoir été soucieux de cet aspect des choses. L’intuition des essences comme dit Husserl ; la perception de Merleau-Ponty. ; les notions d’affect d’heccéités de Deleuze et Guattari ; peut-être bien aussi l’idée platonicienne qui dit la vraie rivière, celle qui apparaît pleinement.
Qu’est-ce alors que donner à voir ou à entendre, « rivière », forêt, plage, etc. ? Quelle peinture, quels mots, quelles images sont à la hauteur de cet enjeu ? Cela me semble si clair lorsque j’en parle et mon esprit ne se tourne pas vers cette rivière, ni non plus vers une notion générale de rivière, mais vers « rivière » et je sais que là est accroché mon désir, et je me dis que le désir de tous est accroché là. Il suffit d’en avoir vu, senti, touché une, certes oui. Mais c’est bien plus que « moi », comme c’est bien plus qu’une notion.
L’ennui commence là, lorsque l’on n’a plus en tête que des réalités locales et particulières et que viennent ensuite les notions mortes qui ne disent plus rien. Des gens, des humains qui se croient supérieurs à tout parce qu’ils n’ont en tête que tel lieu, telle personne, tel être qu’ils croient pouvoir poser et posséder au loin dans leur esprit et tenir à distance comme si rien de ce souvenir ne pouvait leur revenir à la figure. Ils sont sans engagement, ils se disent qu’ils ne sont pas auprès des choses et des êtres, qu’ils n’en ont que des images qu’ils se gardent, qu’ils n’ont jamais été captés définitivement, séduits définitivement, et dessaisis par ces êtres. Là est la prétention humaine à l’isolement et le défaut d’amour, surtout la dénégation de ce désir là, l’ignorance même de sa nostalgie.