Le fait est que je n’accepte guère que la critique d’une croyance ou d’une posture sociale quelconque se ramène à la dénonciation de la bêtise ou de la pure recherche d’intérêt personnel de ceux qui la véhiculent. Ceux qui prétendent disqualifier une position ainsi ne me convainquent jamais. Généralement, ma première attitude est de dire qu’il y a dans ce qu’ils dénoncent certainement un peu plus que ce qu’ils en disent (alors même que je n’en sais rien) et je me retrouve alors à défendre des positions ou des croyances avec lesquelles par ailleurs je n’ai pas particulièrement d’affinité, et qui me semblent effectivement à moi aussi un peu « débiles » et violentes, mais sans que je m’autorise à le dire. De là que souvent je puisse donner l’impression d’être conduit par un simple esprit de contradiction, dont je me défends mal.
D’où me vient cet empêchement ?
Je crois n’avoir jamais pu ou su supporter la sorte de connivence qu’impliquent de telles énonciations : dire « ce sont des débiles ou des égoïstes » suppose que celui auquel on s’adresse n’est pas lui-même un de ces débiles et égoïste, et qu’il comprend immédiatement que là il y a débilité et égoïsme.
Sur le premier aspect, une telle énonciation suppose une connivence de celui qui parle avec celui à qui il s’adresse. On est contraint de répondre par oui, si l’on ne veut pas briser la relation que l’on vous impose. Répondre non, n’aurait pas seulement pour sens de dire que l’on n’est pas d’accord, mais aussi que l’on n’est pas du même monde. Votre interlocuteur se replierait en quelque sorte en lui-même alors qu’il s’était exposé en toute confiance. Pas forcément en toute confiance, car bien souvent ce genre d’affirmation est ponctué d’un point d’interrogation qui veut et force l’acquiescement de l’autre : il faut que ça colle, il faut que tu colles, et que les deux interlocuteurs communient. Je n’aime pas que l’on m’impose ici un être communautaire.
Sur le deuxième aspect, je suis bien souvent terrorisé par l’évidence : je devrais comprendre et je ne comprends pas ; cela devrait être évident et cela ne l’est pas. Ne suis-je pas moi-même aveugle et parmi ces stupides du fait que je ne vois pas qu’ils sont stupides. Si je ne vois pas qu’évidemment ils sont stupides et égoïstes, c est sans doute que non seulement je suis un peu stupide et égoïste, mais qu’il se pourrait bien que je sois l’un de ces stupides et égoïstes que l’on dénonce. C’est louche de ne pas comprendre. Alors, hébété, on acquiesce.
Pour comprendre, il faudrait en fait autre chose : que je m’élève au point de vue de groupe pour lequel il va de soi que ces autres sont des débiles et des égoïstes, et que j’assume cet être communautaire. Cela, je crains, de n’avoir pu jamais le faire, ou du moins de me méfier terriblement et même d’éprouver une grande honte si, d’une façon ou d’une autre, j’ai pu me laisser prendre au jugement groupal.
« On me fait haïr les choses quand on me les plante pour infaillibles » disait Montaigne ce par quoi il entendait qu’il aurait été prêt à accueillir et examiner toute chose, possédant un semblant de vérité, et que cette façon de parler le dépossédait de ce plaisir même d’être séduit autant que du plaisir de l’examen. Il pensait qu’il n’avait pas à juger d’abord ou tout de suite, et qu’il fallait lui laisser le temps d’entendre et de voir : « peut-être voyons ».
Quelle curieuse idée au fond selon laquelle il nous faudrait faire corps et être liés par nos discours, ou par notre communion dans la vérité. La vérité, la recherche de la vérité, ou simplement le souci d’une telle chose, n’a nullement pour fin de nous relier et ceux avec qui nous nous disputons ne sont pas forcément ceux avec lesquels nous n’avons aucun plaisir à être. On peut s’accorder sur tel ou tel point de discours, cela ne signifie pas que l’on ait à s’accorder en tout.
Il me semble surtout qu’il y a toujours un peu plus dans les choses et les êtres que ce que notre jugement en prétend ; vous dites que ce n’est rien, vous dites que c’est bêtise et absurdité, il reste que c’est, que ce que vous dénoncez au moins est, et donc, « par le fait même », un peu plus épais que ce que vous en dites. La réalité ne peut pas être rayée d’un trait de parole. Et alors quelle est-elle ?
« Les gens ont fait des erreurs, ou des horreurs ; ce sont des méchants, des égoïstes et des stupides ». Reste que des erreurs ont été faites, et qu’il faut bien les expliquer. Il y a ce réel débile, et c’est angoissant. Les gens ne peuvent pas être simplement conduits par la bêtise ou la pure et simple recherche de leur intérêt. Il y a des intérêts, et c’est bien autre chose. Qu’est-ce qui explique par exemple que les salaires des dirigeants et des cadres les plus élevés des entreprises aient pris la mesure « démentielle » que nous leur connaissons aujourd’hui. C’est « démentiel », certes, mais par là on n’a rien dit et on ne s’est surtout pas exclu soi même des processus qui rendent quelque chose de tel possible, et qui peut-être bien nous habitent sans que nous soyons capable de le voir. Si je veux effectivement me retirer et n’avoir aucune part avec une telle réalité, mon seul jugement ne suffit pas et il me faut être certain qu’en effet rien dans ma vie, par la moindre part de moi-même, n’est touché par une telle possibilité. Ils jugent, mais qu’en est-il de leur mode de vie ? Qu’en est-il du mien ? Ceux qui dénoncent ainsi me semblent bien naïfs : qu’est-ce qui les assure qu’ils ne sont pas eux-mêmes touchés par ce qu’ils dénoncent ? Leur jugement prétentieux est en fait ignorant, et s’ils se veulent distants, sont-ils bien assurés d’être purs de tout contact ?
Manifester une autre vie, où une telle chose ne serait plus possible et, alors au moins ceci : vivre seulement de ce que l’on a, sans possibilité de thésauriser (car des salaires démentiels seront forcément placés et ces dirigeants ne dépensent pas chaque mois ce qu’ils gagnent) vivre au jour le jour donc, cela, en suis-je capable ? Ma vie peut-elle se déprendre d’une telle possibilité et comment exactement ? Suffit-il que j’ai un salaire et le dépense pour finir chaque mois tout juste ? Vive le salariat s’il a un tel sens.
Il est certain que cette tendance m’aura constamment éloignée de ce que l’on nomme engagement politique qui suppose toujours quelque déclaration concernant la débilité ou le pur égoïsme des positions adverses. Je n’ai jamais été capable de cette joute-là alors que je vois bien que d’autres en sont capables et s’y débrouillent, au moins pour certains, avec un grand talent. Je n’ai pas ce goût verbal de la destruction par tous les moyens, qui me semble au fond une chose très forte et socialement très importante. Même scientifiquement : Popper ne dit-il pas que l’activité scientifique tient pour l’essentiel aux efforts des uns pour détruire les théories des autres ? Mais, me dis-je, n’en être effectivement pas, s’assurer que rien, absolument rien de soi n’est touché par cela que nous dénonçons, est bien autre chose. Là se situent les vrais combats, et ils sont silencieux. Ma vie ne vous connaît pas. C’est à ma vie de manifester qu’elle est autre, que l’on peut de fait vivre autrement. (Encore me faudrait-il distinguer les personnes, les individus, de ce que je nomme ici modes de vie : les individus sont toujours un peu autre que des modes de vie qu’ils incarnent et un thésauriseur par exemple peut sans doute parfois être un compagnon sympathique jusqu’aux moments ou tel trait, telle façon d’être ou de parler, le ramène brutalement à son type. Sans doute est-il vrai que les individus ne sont pas des types, mais parfois ils s’y ramènent si bien, comme le montre la littérature).
Défaut d’agressivité, défaut du groupe et de ce qu’il permet ? Privé de la joie de détruire ? S’efforcer d’être autre plutôt que de contester ? Goût d’une discipline propre, sinon de propreté ? Est-ce bien, est-ce mal ? Je ne sais.